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et les mettre en pièces. D’autre part, à mesure que le temps avance, le génie humain laisse sur sa route de nouveaux échantillons de beauté poétique, et les intelligences, familières avec les œuvres d’un passé toujours plus long, deviennent plus exigeantes avec chaque génération. Les exigences du public réclament donc encore un autre effort de la part du poète ; s’il veut se faire écouter seulement avec une complaisance distraite, il lui faut forcer l’attention par l’imprévu de ses combinaisons et la nouveauté de ses accents. Refaisant pour son instruction personnelle tout le chemin déjà parcouru par ses prédécesseurs, il faut que, sans s’arrêter à aucune des stations que chacun d’eux a occupées, il pénètre plus avant qu’aucun dans ce pays de la beauté aux aspects infinis, qu’il décrive des régions sinon plus grandes au moins plus inconnues, dût-il se résigner à ne décrire que la majesté d’un steppe nu ou la mélancolie d’un marécage. Peu importe qu’il n’égale pas les splendeurs créées par ses devanciers, pourvu qu’il découvre à son tour des terres nouvelles.

Un grand savoir peut donc seul répondre à des difficultés si nombreuses ; mais ici se présente une objection qu’on a déjà faite très souvent, et qui n’a jamais été résolue d’une manière satisfaisante. Trop de savoir est fatal à l’imagination, et le poète qui se charge d’une trop lourde érudition paralyse l’essor de son inspiration. Voit-on en effet qu’on commence par attacher des poids aux pieds d’un aigle lorsqu’on veut qu’il prenne son vol, ou qu’on verse plusieurs charretées de terreau En l’endroit d’où une source doit s’élancer, lorsqu’on veut qu’elle jaillisse ? Le jeu libre et spontané des facultés, voilà ce qui constitue le poète, et comment sa liberté s’exercera-t-elle, s’il commence par la comprimer ? Ajoutez qu’il y a dans l’ignorance une hardiesse et une franchise que rien ne remplace. Celui qui ne sait pas a pour lui tous les bénéfices de l’audace, et l’audace est la moitié de l’inspiration. La science au contraire enseigne la circonspection et la prudence, vertus fort recommandables sans doute, mais qui sont essentiellement contraires si celles que l’imagination aime à choisir pour ses auxiliaires. L’ignorance respecte l’originalité du poète, car elle n’interpose pas entre son esprit et ses visions les souvenirs de ses lectures. Celui qui ne sait pas n’est pas exposé à prendre ses réminiscences pour des inventions personnelles et à succomber involontairement au péché de l’imitation. L’ignorance respecte enfin la confiance du poète en lui-même, car elle ne le désespère pas par la connaissance d’œuvres admirables qu’il sentirait ne pouvoir égaler.

Certes cette objection a sa valeur, pourtant elle est plus spécieuse qu’elle n’est fondée. Ce savoir littéraire que les conditions de notre temps exigent des hommes d’imagination est une épreuve