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leur regard. Ce mystère qui séduit et inquiète en eux à la fois contient toute l’histoire de la renaissance, le retour ardent à la nature à travers les corruptions d’une civilisation raffinée et par l’effort d’une science enthousiaste. Ce sont des âmes vieilles d’expérience, ayant depuis longtemps porté le deuil de toute virginité morale, qui ont découvert une fontaine de Jouvence, s’y sont plongées, et ont retrouvé dans ses eaux quelque chose de la naïveté qu’elles n’avaient plus ; mais cette fontaine de Jouvence n’a pas eu pour elles les vertus du Lethé : tout en redevenant naïves, elles n’ont pas perdu l’expérience, et en retrouvant la nature elles n’ont pas oublié la civilisation. C’est par l’étude qu’elles ont reconquis la naïveté, c’est par la curiosité qu’elles ont reconquis la simplicité ; leur âme est double, et c’est cette dualité qu’expriment ces sourires mystérieux qui ont tant fait écrire d’ingénieux commentaires à ceux des critiques de notre temps qui sont sensibles aux nuances de la beauté.

Ce contraste profond qui caractérise les personnages de Léonard de Vinci s’est toujours présenté à mon esprit toutes les fois qu’il m’est arrivé de réfléchir aux conditions que notre âge moderne impose et imposera de plus en plus à la littérature d’imagination. Et nous aussi, il nous faudra faire la même délicate expérience que les personnages de Léonard de Vinci, si nous voulons que nos imaginations portent les mêmes fleurs dont les imaginations des siècles passés se couvraient spontanément au printemps de chaque génération nouvelle ; nous aussi, nous aussi, nous devrons retrouver la nature par l’art, la naïveté par l’étude, et pénétrer les secrets de la poésie par une curiosité passionnée. Ce n’est que par des greffes habiles et patientes que nous pourrons faire reverdir ces puissances aujourd’hui languissantes de l’imagination et de la passion, ce n’est que par une excessive culture que nous pourrons entretenir en nous la sève poétique et lui rendre sa libre circulation. Les âges de l’ignorance inspirée sont à jamais passés ; celui même qui est né de nos jours avec le don de poésie est obligé de mériter son inspiration par l’assiduité de son labeur, et de la conquérir à la sueur de son intelligence. Pareilles aux tuniques flottantes qui enveloppaient sans les cacher les formes du corps, les anciennes sociétés laissaient de toutes parts transparaître la nature et la beauté : les voyait alors qui voulait, et de cette contemplation facile et familière naissait une naïveté d’inspiration qu’il serait vain d’espérer aujourd’hui. Alors, pour être poète, il suffisait d’être né avec une âme musicale et des yeux sensibles à la beauté ; mais dans nos sociétés plus compliquées les cloisons se sont multipliées ; ce n’est qu’à la dérobée, par échappées, par éclairs, qu’il nous est donné d’apercevoir la nature. Pour contempler la beauté, il ne suffit plus au poète comme autrefois de soulever ses voiles, il lui faut littéralement les arracher