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règne de la politique a commencé le règne de la musique de chambre et du quatuor !

Aujourd’hui donc, au plein d’une transformation très discutable en ses avantages, mais sur laquelle il n’y a pas à revenir, étant donnée la somme de littérature, de richesses extra-musicales dont le trésor d’une partition doit abonder, écrire à l’italienne une partition de Roméo et Juliette passerait pour une de ces entreprises qui peuvent réussir devant un public attiré par la foire de l’exposition et ne sachant où porter son argent et son enthousiasme désœuvré, mais qui déconcerterait la légitime attente des gens formés aux leçons de l’art du temps. D’ailleurs M. Gounod n’est point un mélodiste, et sur ce terrain de la cavatine Bellini le battra toujours. Est-ce un lettré ? Je l’entends dire aux musiciens ; mais alors il faut que sa littérature se soit plus spécialement appliquée aux anciens, comme on pourrait au besoin s’en convaincre en parcourant certaines de ses partitions démodées, — Sapho, Ulysse, Philémon et Baucis, — car à coup sûr Shakspeare n’est pas son fait, et l’on s’étonne, en présence de cette partition de Roméo et Juliette, qu’une imagination si ingénieuse et si curieusement douée n’ait pas mieux su rendre le caractère d’un tel sujet. A défaut de science (de science littéraire, bien entendu, et d’intime connaissance de l’œuvre de Shakspeare), il semble que la divination aurait dû parler. Rossini composant jadis Otello en savait encore moins, je suppose, sur le chef-d’œuvre que M. Gounod, si j’en juge par sa musique, n’a l’air d’en savoir ; mais le génie a de ces révélations dont le simple talent ne se doute pas. C’est à une inspiration de ce genre que Rossini, à une époque de sa vie où la lecture ne lui avait encore rien appris, dut, après deux actes interminables d’école buissonnière et d’erreurs, de se rencontrer face à face et comme par hasard avec la pensée dramatique du chef-d’œuvre ; mais, je le répète, de telles bonnes fortunes n’arrivent pas à tout le monde. Je ne mets point en question la valeur musicale de la partition de M. Gounod, grammaticalement c’est peut-être exquis, impossible de faire parler aux instrumens une langue plus élégante et plus diserte. Cette musique, jamais tendre, jamais passionnée, rarement en situation, a des détails qui vous enchantent, des enroulemens décoratifs qui vous rappellent les arabesques de Raphaël dans les loges du Vatican. Beaucoup d’afféterie, de maniérisme, une mosaïque d’idées abstraites, quelque chose de posthume jusque dans l’instrumentation, rien pour le cœur, rien pour les sens, mais, par momens les plus délicates gourmandises pour l’esprit : tout cela presque sans rapport avec le sujet et se contentant d’effleurer l’anecdote. Il y a quelque part, tandis que le page de Roméo va et vient cherchant son maître, vingt ou trente mesures de symphonie qu’on croirait