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On n’expérimente point avec Shakspeare. Rien d’inutile, partant rien à couper, l’idée est une. Chacun répond de tous et tous de chacun ; l’esprit du personnage dominant règne sur l’ensemble et pénètre les moindres détails. Dans Roméo et Juliette par exemple, l’amour anime tout, féconde, embaume, réjouit tout. Comme dans ces nuits de mai où le rossignol chante, où des grappes de lilas et d’aubépines s’exhalent d’ineffables ivresses, tout le monde est sous le charme de l’amour, tous depuis la nourrice jusqu’aux amis du jeune gentilhomme véronais, jusqu’aux infimes serviteurs causant, bavardant, plaisantant, ironisant. Avec Lear, le ton se hausse, la nature humaine est dépassée, nous sommes chez Eschyle et n’en bougeons, car la majesté royale est enjeu ; dans Hamlet au contraire, c’est à qui raisonnera, ergotera. Polonius, bonté divine ! Polonius lui-même qui philosophe, et les fossoyeurs qui s’en mêlent aussi ! Et cela, — ne le perdons jamais de vue, — chacun selon son mode particulier d’éducation, son rang et les mœurs de la classe où il est né, car avec Shakspeare les gens du commun ne parlent point comme les princes. La prose et les vers viennent à leur tour, » et ces modulations dans le langage, loin d’être un effet du caprice ou de la fantaisie du poète, sont peut-être ce que l’art de créer des caractères a produit de plus savant. Je me suis bien des fois donné le plaisir d’étudier Shakspeare au point de vue de ces tonalités du langage ; il y a là sans aucun doute les plus intéressantes découvertes. Tel passage pris au hasard contient en quelques lignes tout un personnage. L’amour, selon que les types gracieux dans lesquels il s’incarne sont du nord ou du midi, a ses irradiations caractéristiques, la mélancolie creuse son contre-point, la vantardise embouche son trombonne. À ce discours prétentieux, infatué, à ce grossier contentement de soi, je reconnais le marchand enrichi, le parvenu Capulet ; ce flux de mots incohérens, ce pathos émouvant et vulgaire, ce perpétuel gloussement de la poule couvant son poussin, me disent : Voilà la nourrice, et ces railleries échangées bruyamment, ces provocations et ces ripostes me suffisent pour savoir, même en fermant les yeux, quelle espèce de monde occupe la scène. Partout la loi de l’expression observée dans ses nuances les plus délicates, partout l’accent qui convient à la situation, au caractère, à la disposition spéciale où ce caractère se trouve être pour le moment.

Nul n’est allé si avant dans la peinture du portrait, dans la physionomistique pour employer un mot barbare qui mieux que-tout autre exprime ma pensée. Shakspeare, qui dans les grandes lignes de ses conceptions se rapproche des Grecs plus qu’aucun moderne, s’en éloigne par le détail, le rendu, le fini des caractères. L’art