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aujourd’hui la vieille renommée de notre théâtre ? » Il est vrai d’ajouter qu’au même moment M. de Chateaubriand, lui, en sa qualité d’homme de génie, s’entêtait à ne point vouloir comprendre. « Pour peu que l’on continue en France à étudier les idiomes étrangers et à nous inonder de traductions, notre langue perdra bientôt cette fleur native et ces gallicismes qui faisaient son génie et sa grâce ! » L’esprit du temps, dont les Villemain, les Guizot, les Victor Cousin, ont déjà saisi la voix, parle en vain aux oreilles de ce grand homme sans critique, de ce sublime rêveur non moins superficiel qu’attardé, et qui persiste à ne voir qu’une composition absolument barbare dans Hamlet, « cette tragédie des aliénés, ce Bedlam royal où tout le monde est insensé ou criminel, où la démence simulée se joint à la démence vraie, où le fou contrefait le fou, où les morts eux-mêmes fournissent à la scène la tête d’un fou, où l’on ne voit que des spectres, n’entend que des rêveries et le qui-vive des sentinelles, que le criaillement des oiseaux de nuit et le bruit de la mer[1]. » Ce qui prouve qu’on peut avoir en religion la foi de ses pères, descendre des croisés, tout en étant en littérature un excellent fils de Voltaire. L’auteur du Génie du Christianisme contresigne ici l’arrêt de l’oracle de Ferney, et cet odéon des ombres où l’on n’entend plus que le criaillement des oiseaux de nuit vaut pour l’intelligence et la sagacité du jugement les mots de sauvage ivre, de Gilles et de Pierrot dont se sert le philosophe pour désigner agréablement William Shakspeare (Gilles) et ce faquin de Pierre Letourneur, son traducteur (Pierrot).

Voltaire au moins y mettait plus de malice. « Vous avez sans doute vu Hamlet, écrit-il à d’Argental (23 octobre 1869), les ombres vont devenir à la mode. J’ai ouvert modestement la carrière, on va y courir à bride abattue… Nous allons tomber dans l’outré et dans le gigantesque ; adieu les sentimens du cœur ! » Comment ne pas saisir le grain de perfidie à l’adresse du polisson qui se permet si indiscrètement d’aller aux découvertes. Le bon Ducis, poète homœopathe s’il en fut, a beau ne donner au public français du Shakspeare qu’à doses infinitésimales, tout vulgariser, tout amoindrir, travestir les jeux du destin en banales intrigues de cour, les individualités vivantes en vaines abstractions, si peu qu’il fasse, il en fait trop, sa loyauté déplaît au maître. L’adorable violette du jardin de Shakspeare, son Ophélie, je le sais, a pris la physionomie conventionnelle d’une de ces princesses de tragédie qu’on appelle madame et qui sont filles de tant de héros. Très honnêtement elle s’abstient de mourir pour ôter toute espèce de prétexte à cet ignoble et

  1. Essais sur la Littérature anglaise et française.