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Le défilé des troupes commença. Enveloppé d’un magnifique cachemire et d’un manteau brodé d’or, Saoud, en uniforme de hussard, marchait à la tête de ses cavaliers. Ceux-ci portaient, comme leur chef, un costume aux couleurs éclatantes ; ils avaient la lance sur l’épaule, le sabre battait à leur côté, un mousquet pendait à leur selle, et le poignard effilé de l’Harik complétait cet attirail imposant… » Feysul ne jouait là qu’un rôle de comparse, M. Palgrave avait déjà pu observer que le vieux roi ne régnait plus que de nom ; les politiques de Riad, prévoyant sa fin prochaine, oscillaient entre son fils aîné Abdallah, tout imbu des doctrines du wahabisme, et le jeune Saoud que nous venons de voir brillant d’or et de soie à la tête de ses vaillantes troupes, et peu disposé à pratiquer l’austérité orthodoxe. Les deux frères ennemis représentaient les deux principes qui divisent l’Arabie. Lors du séjour de M. Palgrave à Riad, l’orthodoxie dominait avec son régime d’espionnage et de rigorisme impitoyable, qui ne pouvait produire que l’hypocrisie et le mensonge dans toutes les classes de la population.

Le catéchisme wahabite proscrit absolument l’usage du tabac. Fumer, c’est plus qu’un délit, c’est un péché, un péché mortel, puni sur cette terre de la bastonnade en attendant les supplices éternels. En 1854, le choléra s’abattit sur le Nedjed et y fit, à Riad surtout, de nombreuses victimes. Les théologiens ne manquèrent point d’attribuer le fléau à la vengeance céleste. Feysul fut effrayé : il convoqua son ministère, et l’on décida solennellement que la corruption s’était infiltrée avec le tabac parmi le peuple. Pour dissiper à tout jamais la fumée néfaste, on créa un conseil de vingt-deux membres, choisis parmi les plus fervens wahabites, qui eurent pour mission de rechercher et de châtier sur l’heure les délinquans. Par la même occasion, ces nouveaux fonctionnaires, auxquels on donna le nom de zélateurs, avaient à s’assurer si les habitans de Riad remplissaient leurs devoirs religieux, s’ils allaient cinq fois par jour aux prières, s’ils se conformaient aux règles qui proscrivent l’usage de l’or et de la soie, le chant, le jeu, les sorties nocturnes, la lumière après l’office du soir, etc. Les zélateurs se mirent en campagne, et ils exercèrent leur police d’abord à Riad, puis dans les districts environnans. M. Palgrave raconte comment ces fougueux adeptes de Wahab arrivent inopinément à la porte d’une maison, se font ouvrir d’autorité, inspectent et fouillent toutes les salles, pour voir s’il n’y a pas quelque feuille de tabac, quelque lambeau d’étoffe de soie. Il raconte aussi comment les habitans de Riad se tiennent à toute heure sur leurs gardes, par quelles supercheries puériles et excusables ils cherchent à échapper à l’œil des zélateurs, avec quelle joie ils savourent en cachette le tabac et les autres plaisirs illicites après la prière du soir et