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genoux, elle demande le trépas dans les discours les plus brûlans. Je connais peu de vers plus passionnés ; mais n’est-il pas vrai que cette Phèdre est plus que grecque et plus que païenne ?

Que dire de la pièce d’Anactoria ? C’est une paraphrase des vers de Sapho dans le Traité du sublime. Boileau pour la France, Philips pour l’Angleterre, ont traduit ces strophes ardentes sans provoquer aucune sévérité, si ce n’est celle des juges difficiles, sans mettre en danger ni le lecteur ni eux-mêmes. Ils ont simplement traduit : M. Swinburne a paraphrasé. C’est par respect pour le chef-d’œuvre, dit-il. Faire passer la flamme de ces vers doriens dans l’idiome britannique lui a paru impossible, au lieu de rendre la poésie, il a essayé de rendre le poète. C’est donc Sapho tout entière qu’il a voulu mettre dans cette pièce de trois cents vers, la plus parfaite peut-être du recueil par la versification. Personne ne mettra en doute la bonne foi du poète, et on acceptera son explication ; mais qui ne voit le danger de l’entreprise ? Quand nous lisons la petite pièce de Sapho, nous oublions le sexe de l’auteur, celui de l’objet de son amour ; nous sentons l’atteinte de la flamme, nous ne voyons que l’expression simple et concentrée de la passion ; nous admirons. Comment se faire illusion durant trois cents vers ? Si la poétesse de Lesbos avait porté son impudique ardeur jusqu’à la limite de trois cents vers, nous ne pourrions en parler aujourd’hui ; sous un tel flot, sa flamme se serait éteinte avec son nom, et M. Swinburne n’aurait pas commis la faute de faire de cette étincelle un incendie. L’aveu du poète anglais pourrait s’étendre à toutes ses œuvres. Il nous rend les Grecs non comme ils étaient, mais comme il les sent : il les paraphrase. La paraphrase même ne peut être fidèle. Et comment croire que Sapho nourrît avec du sang la source sacrée des vers ? Toutes les femmes de M. Swinburne ont cet instinct homicide. O fille de Lesbos ! à quoi bon avoir obtenu d’un Platon le titre de dixième muse ? Pourquoi t’être placée à côté d’un Alcée non-seulement par les chants de ta lyre, mais par ton courage et ton exil, et que te sert d’être passée d’âge en âge comme le premier chantre de l’amour, s’il faut qu’un poète, après deux ou trois mille ans, te ravale au niveau de la bête féroce qui lécherait la plaie qu’elle a faite dans son ivresse furieuse ? Non, tu n’es pas cette Ménade barbare, cette tigresse qui ouvrirait les veines de l’objet aimé pour étancher sa soif ! Hélas ! il n’est que trop vrai que la licence effrénée appelle le raffinement de la cruauté. On parcourrait toute la littérature de l’antiquité sans trouver une trace de cette union de la débauche et du meurtre. Était-il donc réservé aux nations modernes et chrétiennes de souiller ainsi la poésie ?