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abandonne volontiers tout ce qui tient au sentiment, puisque c’est la partie où vous excellez. » Qui se serait attendu à ce brevet de sensibilité conféré au spirituel, au malicieux, au caustique M. Beugnot ? Il était avec M. de Chateaubriand quand M. de Talleyrand amena Fouché au roi. « Ce que nous voyons, dit-il à l’auteur du Génie du christianisme, est digne du pinceau de Tacite ; mais heureusement vous êtes là. » M. de Chateaubriand a dit dans les Mémoires d’outre-tombe : « Le vice appuyé sur le bras du crime ! M. de Talleyrand soutenu par Fouché ! La vision infernale passa lentement devant moi. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi-martyr ; l’évêque apostat fut caution du serment. »

L’indignation de M. Beugnot était d’autant plus sincère qu’il perdait à ce moment même son portefeuille de la marine. Comme dédommagement, il reçut la direction générale des postes avec le rang et le titre de ministre d’état, « Vous voilà, lui dit Louis XVIII, à l’abri des vicissitudes ministérielles, et cependant à portée de me rendre des services. Vous resterez là aussi longtemps que vous conserverez ma confiance particulière, c’est-à-dire longtemps ou plutôt toujours. » M. le comte Beugnot, saisi d’enthousiasme, trouve que Louis XVIII, qu’il s’accuse d’avoir jugé trop légèrement, est le plus sensible, le plus reconnaissant des hommes. Par malheur, le roi disait en même temps à M. de Vitrolles : « Prenez un peu de patience ; vous aurez les postes quand je les ôterai à Beugnot, et cela ne sera pas long. » M. Beugnot perdit les postes, et M. de Vitrolles ne les eut pas. « Ces petites ruses, dit le directeur-général évincé, sont peu dignes d’un prince, surtout lorsqu’elles s’exercent envers des sujets qui ne savent pas s’en défendre parce qu’ils n’osent même pas les soupçonner. »

C’est sur cette déception du comte Beugnot que se terminent ses mémoires. Depuis lors, il ne remplit plus de fonctions importantes. Élu député de la Haute-Marne en 1818, il brilla plus dans les commissions et dans les couloirs qu’à la tribune. Causeur spirituel entre tous, il n’avait pas le don de la grande éloquence ; mais sa réputation d’esprit en faisait l’un des hommes les plus recherchés par la haute société parisienne. A la chambre et dans les salons, on ne cessait de citer ses plaisanteries et ses bons mots. Un jour on avait proposé de placer un crucifix au-dessus de la tribune. Il trouva l’idée excellente, à la condition, dit-il, que sous le crucifix on écrirait cette phrase : « Mon père, pardonnez-leur, car ils ne savent ni ce qu’ils font ni ce qu’ils disent. »

La dernière ambition du comte Beugnot était d’obtenir la pairie. Il eut dans la sollicitation de cet honneur une série de mécomptes et de déboires qui lui furent très sensibles. En 1819, il avait été désigné au choix de Louis XVIII par le duc de Richelieu, et sa nomination était déjà signée quand le ministère vint à tomber ; l’ordonnance ne parut pas au Moniteur, et M. Beugnot se trouva en dehors de la haute assemblée au moment où