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La nature lui a donné des passions indomptables, et la fortune les moyens de les satisfaire. Les grâces lui ont souri au berceau, et l’on couronné d’esprit et de beauté. Le génie qui présidait à sa naissance lui a murmuré à l’oreille que tout dans ce monde était fait pour lui : les femmes pour lui plaire, les hommes pour le servir. Z ces dons, il joint celui de la naissance, sans lequel à cette époque tous les autres ne comptaient pas. On lui a enseigné dès l’enfance le mépris de tout ce qui n’était pas noble. Brutal avec ses valets, tyran avec les paysans, il traite les bourgeois avec cette familiarité dédaigneuse qui est le dernier terme de l’insolence ; honnête homme d’ailleurs, pour parler le langage du temps, c’esr-à-dire poli avec ses égaux et brave de sa personne : deux qualités distinctives de la noblesse, et qui la dispensaient souvent de toutes les autres.

Ainsi armé en guerre, il se lance dans le monde, et, pour premier exploit, enlève du couvent une fille de condition, doña Elvire, l’épouse et l’abandonne. Alfred de Musset nous représente don Juan comme un artiste épris de la beauté parfaite qui va cherchant son idéal à travers le monde, s’éprend de toutes les idoles qui lui ressemblent, et les brise de colère quand il s’aperçoit de son erreur. Le portrait est vrai en ce sens que chez les hommes qui ont tué en eux la vie du cœur, la jouissance reste un besoin et cesse d’être un plaisir ; car ce n’est qu’aux sources du cœur que la volupté mourante peut se ranimer et renaître plus vive. Il en est de la convoitise des débauchés comme de l’appétit des paysans, qui plus ils mangent plus ils ont faim. Les demi-satisfactions que les sens leur donnent allument dans leurs moelles une frénésie de sensualité que rien ne peut calmer. L’idéal de ces artistes-là n’est pas l’amour, c’est l’érotisme, qui est à l’amour ce que la soif est à l’ivrognerie.

Telle est le poésie de don Juan. Il cherche le bonheur par les sens, et, ne pouvant le trouver, appelle l’imagination au secours de leur impuissance. Elle intervient non comme aide, mais comme bourreau. Toujours déçu et toujours affamé de déceptions nouvelles, car c’est là son supplice, il étouffe dans le cercle étroit de la vie réelle. Il regrette, comme Alexandre, qu’il n’y ait pas d’autres mondes où il puisse étendre ses conquêtes amoureuses, il se met en tête de folles visions, des jouissances artificielles mêlées de crimes et de dangers, et relevées par le piment de la souffrance d’autrui. Il voit deux jeunes époux heureux. Le spectacle de leur tendresse innocente l’irrite. L’idée infernale lui vient de troubler leur félicité. Il pense se noyer dans cette entreprise, et, à peine sauvé, cajole la fiancée du paysan auquel il doit le vie. Le paysan se fâche, il trouve plaisant de le battre.

De scrupule, il n’en a pas l’ombre. Le trait dominant de son caractère, celui qui nous révèle le mieux la puissance du peintre, c’est son admirable tranquillité dans le vice. Le crime chez Macbeth a tué le sommeil ; le crime chez don Juan a tué le remords. Cette insensibilité a je ne sais quelle