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l’autre côté étaient les Milanais et les Vénitiens, qui tenaient vigoureusement pour la ligne directe, la plus naturelle et la mieux faite pour relier rapidement les deux provinces. Les uns et les autres se retrouvaient en présence dans une société qui avait été fondée en 1837 et que le gouvernement de Vienne n’approuvait définitivement qu’en 1840, sans trancher encore la question du tracé. Pendant des années, ce fut une lutte acharnée. Chaque réunion de la société devenait une mêlée tumultueuse. On se battait à coups de brochures, et même les épigrammes latines se mêlaient de la question. Quelquefois les Italiens avaient l’avantage, surtout en fait d’épigrammes ; malheureusement les banquiers viennois regagnaient bien vite le terrain soit. par les intelligences qu’ils avaient dans le gouvernement, soit par la force du capital. Il aurait fallu que les Italiens eussent un assez grand nombre, d’actions pour rester les maîtres ; mais il était visiblement plus facile de faire des épigrammes latines que de souscrire et d’acheter des actions. Le résultat fut qu’un beau jour, après cinq ans de débats passionnés, le gouvernement restait à peu près seul maître de l’entreprise par une abdication de la société, à laquelle les Italiens ne pouvaient opposer qu’une vaine résistance, et les chemin de fer lombard-vénitien allait se perdre dans le tourbillon des affaires de l’empire. Il n’a été définitivement livré qu’en 1857 !

Le résultat matériel n’était pas brillant, le résultat moral était immense. Dans ce simple épisode apparaissaient déjà réunis et groupés des hommes qui devaient se rencontrer sur un autre terrain et qui presque tous ont eu un rôle : du côté de Milan, les Borromeo, les Casati, les Durini, l’inquiet et irritable Cattaneo, le futur combattant des journées de Milan en 1848 ; du côté de Venise, Daniel Manin, Paleocapa, Pincherle, Mengaldo, Pasini. Les réunions de la société favorisaient les rapprochemens, accoutumaient les hommes à se retrouver ensemble, à organiser une action commune, à discuter avec une liberté relative, presque publiquement ; elles prenaient l’apparence de vraies séances parlementaires, et quelquefois ces séances s’animaient extraordinairement, témoin le jour où Daniel Manin, qui commençait alors son rôle d’agitateur légal, protestait contre l’abdication suggérée par les banquiers viennois et les partisans du gouvernement. « Accepter cette proposition, s’écriait-il, entraînerait une nouvelle et grande humiliation nationale. (Interruption et tumulte.) Une grande société constituée pour accomplir une grande œuvre qui doit rapporter aux associés beaucoup de profit et au pays beaucoup d’avantages viendrait proclamer à la face de l’Europe son incapacité !… (Interruption.) Et cette déclaration humiliante serait faite volontairement, spontanément !… (Assez !