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n’étaient point inconnus de l’empereur. Il savait aussi que le ministre de la Grande-Bretagne en était l’âme, que lui seul les avait inspirés, les payait et les dirigeait, C’est pourquoi il était plus résolu que jamais à porter chez elle-même cette guerre que l’Angleterre lui suscitait partout sur le continent sans y prendre encore directement aucune part. Tel était le but des immenses armemens maritimes accumulés dans les ports de la Manche. Pour franchir le canal, pour porter sur le rivage ennemi l’incomparable armée depuis deux longues années exercée sous sa puissante main et maintenant toute frémissante à l’idée d’entreprendre une si prodigieuse aventure, Napoléon n’attendait plus qu’un vent favorable et l’arrivée de la flotte de l’amiral Villeneuve.

Aussi longtemps qu’il s’était flatté de pouvoir porter un coup si direct et si décisif à son plus redoutable adversaire, l’empereur avait jugé prudent de ne point laisser soupçonner aux alliés non encore déclarés de Pitt, surtout à l’Autriche, qu’il eût déjà l’œil ouvert sur leurs secrètes dispositions ; mais après le retour inattendu de Villeneuve dans le port de Ferrol, lorsqu’il vit ruiné de fond en comble tout le plan de sa descente en Angleterre, l’empereur reporta immédiatement ses pensées sur les affaires du continent. Ce moment fut à coup sûr un des plus graves de sa vie. Nos pères se souvenaient d’avoir entendu raconter à M. Daru comment au camp de Boulogne, appelé près de l’empereur au moment où lui parvenait la fatale nouvelle, il avait dû écouter d’abord les plaintes, les plus violentes et la satire la plus amère de la conduite de M. de Villeneuve. Il n’était point de termes si outrageans et si peu mérités qui ne sortissent avec fureur de sa bouche pour caractériser l’inhabileté et la mauvaise conduite du malheureux amiral. Puis, ce premier mouvement satisfait et passé, M. Daru eut ordre de s’asseoir et de prendre une plume. Aussitôt, oubliant ce qui venait de l’irriter, laissant de côté les projets depuis si longtemps médités, auxquels il avait consacré tant de soins, tant d’efforts, tant d’argent, entrant dans un ordre d’idées entièrement différent, et retrouvant tout à coup le calme dont il avait besoin pour combiner son nouveau plan, Napoléon dicta presque sans s’arrêter les ordres nécessaires pour transporter avec célérité et mystère au cœur même de l’Allemagne cette armée dont le camp était alors assis en vue des côtes de l’Angleterre. Ces ordres embrassaient tout, prévoyaient tout. Le nombre des jours de marche des différens corps, leur destination et jusqu’à l’emplacement qu’ils devaient occuper sur le vaste champ de bataille inopinément ouvert devant eux y étaient calculés avec la dernière précision. Jamais peut-être le génie des grandes opérations militaires ne se manifesta chez l’empereur à un plus haut degré. M. Daru, cet appréciateur si