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Faut-il réellement admettre qu’il y a cent ans, même dans le Cumberland, les affaires de cœur se traitaient comme les mènent Griffith Gaunt et miss Catherine Peyton ? C’était l’époque où vécut Clarisse Harlowe, c’était alors qu’une Anglaise bien née raffolait de Crébillon fils au point de lui offrir sa main. Partout on se piquait d’élégance, on rivalisait de bonne grâce. Le monde allait son train ordinaire, et certes il s’y passait d’assez étranges choses ; mais le ton, la tenue, étaient de rigueur. Nous avons là-dessus, et en nombre plus que suffisant, des documens authentiques, des mémoires à profusion, des fictions souvent plus vraies que ces mémoires, et dans tout cela rien d’analogue à ce que nous décrit, à ce que nous raconte l’auteur de Griffith Gaunt. S’il fallait le prendre au mot, miss Harlowe aurait suivi seule une chasse à courre tout exprès pour y discuter avec deux prétendans rivaux leurs droits respectifs à ses préférences. C’est du moins ce que fait miss Kate Peyton. Courtisée en même temps par un gentilhomme accompli, expert en délicatesses féminines, loyal et brave, maître en savoir-vivre, — et riche par-dessus le marché, — elle lui aurait préféré une espèce de squire emporté, violent, maladroit, disgracieux, sans fortune personnelle, et pour comble de perfection frénétiquement jaloux. Apprenant que ces deux rivaux vont se battre pour l’amour d’elle, cette personne accomplie, cette héritière bien apprise serait accourue pour se jeter entre eux, au risque de recevoir une balle égarée, au risque plus grand de voir sa réputation à jamais compromise. Le jour même des funérailles d’un oncle qui lui laissait toute sa fortune au détriment de l’homme qu’elle aime, elle aurait choisi le moment où celui-ci noie ses regrets dans le vin, où il ne peut plus se tenir sur ses jambes, pour lui donner rendez-vous sous sa fenêtre par un temps de neige, et là lui offrir de renoncer à elle en lui proposant comme dédommagement les domaines dont le testament l’a dépouillé à l’improviste. Tout ému et transi qu’il puisse être, Griffith Gaunt subit glorieusement cette épreuve suggérée à miss Kate par l’imprudent rival ; il déclare dans son ivresse qu’il préfère la femme à l’héritage ; il entrevoit alors qu’on pourrait bien finir par céder à ses vœux, et transporté d’enthousiasme, oubliant une blessure qu’il a reçue dans le duel dont nous parlions tout à l’heure, il s’élance et grimpe le long du mur jusqu’à la fenêtre où sa belle est penchée.

Mariée à Griffith Gaunt, miss Peyton verra peu à peu justifier certaines craintes que lui inspiraient les dispositions jalouses de ce véhément adorateur. Il est protestant, elle est catholique, nouvelle source de difficultés intérieures. De plus il semble être resté à maître Gaunt, depuis le jour des funérailles de son oncle, un penchant marqué pour ces excitations factices auxquelles il a dû en partie son triomphe et sa femme. Voilà bien des raisons pour que la mutuelle ardeur des deux époux subisse quelque déchet. A mesure, que le mari se laisse de plus en plus dominer par ses instincts naturellement grossiers, la femme au contraire s’élance à la