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d’après l’opinion de Cambacérès lui-même, et ce jugement ne pouvait être rendu que sur la protestation de Mme Bonaparte mère, protestation que l’empereur obtint d’elle en effet quelques mois plus tard ; ces formalités entraîneraient forcément d’assez longs délais. Il y avait aussi la douteuse ressource, à laquelle finit par recourir Napoléon, d’annuler par décret impérial un contrat civil remontant à une époque où, pas plus que les autres consuls ses collègues, il n’avait juridiction sur les membres de sa famille ; mais, nonobstant cet excès de pouvoir, le mariage religieux subsisterait encore aux yeux des catholiques. Combien n’était-il pas plus commode et plus avantageux de s’adresser directement au saint-père, dont l’intervention lèverait immédiatement toutes les difficultés ! C’est à quoi se résolut l’empereur. Avec son habileté ordinaire, il se garda bien de laisser voir tout le prix qu’il attachait à l’important service qu’il attendait en cette occasion de la complaisance de Pie VII. La lettre adressée au saint-père l’entretenait au début des choses les plus insignifiantes, entre autres d’un ballon lancé à Paris le jour du sacre et qui était allé tomber près de Rome ; puis il y introduisait tout à coup, comme par hasard, le nom de Jérôme. « J’ai parlé plusieurs fois à votre sainteté, dit l’empereur, d’un jeune frère que j’ai envoyé sur une frégate en Amérique, et qui, après un mois de séjour, s’est marié à Baltimore, quoique mineur, avec une protestante, fille d’un négociant des États-Unis. Il vient de rentrer. Il sent toute sa faute. J’ai renvoyé Mlle Patterson, sa soi-disant femme, en Amérique. Suivant nos lois, le mariage est nul. Un prêtre espagnol a oublié assez ses devoirs pour lui donner la bénédiction. Je désirerais une bulle de votre sainteté qui annulât ce mariage… Il me serait facile de le faire casser à Paris, l’église gallicane ne reconnaissant point ces sortes de mariages ; mais il paraîtrait plus convenable que l’intervention immédiate de votre sainteté donnât de l’éclat à cette affaire, ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’un membre d’une maison souveraine… Il est important sous bien des rapports, et pour l’intérêt même de la religion en France, qu’il n’y ait pas aussi près de moi une fille protestante, car il serait d’un exemple dangereux qu’un mineur, enfant distingué, soit exposé à une séduction pareille contre les lois civiles et contre toute espèce de convenances. »

Il y avait plus d’une inexactitude dans cette lettre de l’empereur. Le prince Jérôme n’avait pas, il est vrai, résisté aussi énergiquement qu’il s’en était flatté à l’ascendant de son tout-puissant frère ; il s’était plus aisément que Lucien laissé séduire par les perspectives ambitieuses que l’empereur avait fait miroiter devant lui. Cependant il s’en fallait de beaucoup qu’il eût si vite pris sur lui de désavouer complètement la femme qui portait son nom, avec laquelle ses liens venaient encore d’être resserrés par l’espérance