Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 69.djvu/1019

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la bouche même de cette odieuse créature, qu’elle, la mère de son enfant, est la femme, — la femme très légitime, — d’un cadet de grande maison, Lionel Brakespere, forcé naguère à s’expatrier pour crime de faux ; mais qui, devenu par la mort de son aîné, l’unique représentant du nom et des privilèges de sa race, vient d’obtenir, avec le pardon des siens, l’amnistie d’un monde où aucun déshonneur n’est ineffaçable.

Tant qu’il était en Australie, perdu dans la foule des coureurs d’aventures, et tant qu’elle a pu se croire à jamais séparée de lui, Margaret Dacre a préféré vivre, au prix de beaucoup de contrainte et d’ennui, dans le paisible intérieur où le pauvre Geoffroy Ludlow lui a fait une place si peu méritée. Maintenant que Lionel Brakespere, — devenu lord Caterham, — reparaît plus brillant que jamais sur la scène où elle a figuré quelque temps à ses côtés ; pourquoi donc ne retournerait-elle pas vers lui, qu’elle a toujours préféré à tout, vers lui, qui est resté son unique idole ? C’est ce qu’elle déclare en face à Geoffroy Ludlow, consterné de ce féroce abandon. Et c’est quand il fait un pas en avant pour l’empêcher de quitter sa maison malgré lui qu’elle lui jette ce terrible aveu dont nous pariions ! tout à l’heure. La scène est belle, quoiqu’un peu prolongée et légèrement entachée de mélodrame ; nous n’en donnons que la fin.


«… Allons, vous êtes folle ; mais les folles mêmes ont encore des entrailles de mère. Oubliez-vous votre enfant lorsque vous parlez de quitter cette maison ?

Elle retira sa main, qui déjà touchait la porte, et le dos appuyé au panneau, la tête dressée, le regardant au visage de ses yeux abrités par le froncement de ses noirs sourcils :

— Je ne suis point folle, dit-elle, mais je ne m’étonnerais pas que vous méjugiez telle. Persistez dans cette pensée, si vous ne pouvez me bannir de votre mémoire. Pour les êtres de votre espèce, l’amour est folie. Pour moi et pour celui que j’aime, l’amour est la vie même ; l’intelligence et la sa gesse suprême, la richesse vraie… Quant à l’enfant…

Elle hésita, ne traduisant sa pensée après un instant que par un geste dédaigneux. — Eh bien ! oui, l’enfant ? reprit Geoffrey d’une voix rauque et voilée.

— Apprenez donc, Geoffrey Ludlow, reprit-elle avec plus d’assurance, que je n’ai aucun souci de l’enfant… C’est cela, j’accepte volontiers ce regard de haine et le sentiment qu’il exprime… Vous vous en trouverez mieux, et je ne m’en trouverai pas plus mal. Que m’importe votre aversion ? Que m’importait votre amour ? Je ne suis pas, moi, de ces femmes pour qui un enfant représente tous les intérêts de la vie ; cela m’est impossible, comme il est impossible à ces femmes de concevoir un amour pareil au mien. Là où règne une passion aussi dominante, le sentiment maternel n’a plus de place… Je vous le répète, l’enfant ne m’est rien. Il ne