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bienheureuse des dieux et de la vie lugubre des âmes humaines après la mort. Il n’est pas nécessaire de porter en soi des préoccupations d’archéologue et de lettré, il suffit d’être homme pour éprouver, à la vue de ces deux tableaux incomparables de la nature, des émotions qu’on n’oubliera jamais. Les paysans de l’Arcadie, qui ne connaissent plus même le nom du dieu de leurs pères, Hermès, guide et ange gardien des morts, regardent encore comme une terre de malédiction ce défilé du Styx, où ne pousse pas un brin d’herbe. Les Turcs, qui aiment la contemplation immobile, vont s’asseoir durant les beaux jours dans les prairies émaillées du Bosphore ou sous les pins du Vieux-Sérail, les yeux fixés sur les collines, la mer et les côtes de l’Asie, égrenant leurs chapelets sans dire une parole, et s’imaginant peut-être entrevoir dans les vallons de l’Olympe lointain les bosquets de lotus sans épines et de bananiers toujours en fleur du jardin de Mahomet.

Cependant la foi religieuse inspirée et entretenue par l’aspect des régions que nous venons de décrire a duré moins longtemps que le paganisme lui-même. Elle s’est altérée dès que s’affaiblirent les émotions si naïves et si fortes dont avait été remplie l’âme des hommes qui inventèrent ces vieux mythes. De même que l’Olympe de Constantinople, les paysages de l’Arcadie et la vallée du Styx avaient fait oublier aux Hellènes toutes les montagnes célestes et les contrées infernales où, de loin en loin, du centre de l’Asie aux mers de l’Europe, s’étaient reconnues et ranimées les croyances de la famille aryenne ; de même aussi les exemplaires nouveaux de ces deux grands sites que la diffusion du polythéisme multiplia à travers le monde grec obscurcirent peu à peu la révélation primitive. Partout où pénétra la religion homérique, les fidèles rattachèrent à quelqu’un des lieux pittoresques de leur propre contrée des croyances qui n’auraient jamais dû, pour se perpétuer intactes, se séparer de leur point d’origine. Toute montagne aux formes harmonieuses ou tourmentées par les convulsions géologiques, surtout lorsqu’elle s’élevait isolée, fut un Olympe. Nous connaissons ainsi, d’après le témoignage des anciens géographes, environ quinze sommets distincts qui portaient ce nom dans la Grèce continentale, les îles de l’Archipel et l’Asie-Mineure ; mais ni celui de Thessalie, entouré des vestiges d’une révolution terrestre, ni celui de la rocheuse et stérile Attique, privée d’eaux courantes et de forêts, ni celui de l’austère Péloponèse, où les vallées resserrées et profondes ont un remarquable caractère de sévérité, ne répondait plus au type originel, à la grande montagne d’une beauté accomplie, revêtue de magnificence, qui domine la contrée la plus heureuse de l’Orient, où l’abondance des eaux, la richesse de la végétation, l’éclat des fleurs, l’immensité des horizons lumineux, « le rire infini des