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ailleurs sous-entendue, se présente au grand jour purement, simplement et sans aucune fausse honte. Tous ceux qui ont jeté les yeux sur les mélanges de littérature d’Isaac Disraeli connaissent cette note curieuse dans laquelle Chatterton établissait le budget des sentimens que la mort imprévue de son protecteur, le lord-maire Beckford, avait excités en lui :


Perdu par sa mort dans l’essai 1 liv. sterl. 11 6
Gagné en élégies 2 liv. sterl. 2 0
— en essais 3 liv. sterl. 2 0 5 liv. sterl. 5 0
Je me réjouis donc de sa mort pour la somme de 3 liv. sterl. 13 6

L’essai, c’était un article que Beckford avait demandé à Chatterton pour le North-Briton et qui naturellement ne fut pas publié ; mais, Chatterton ayant gagné cinq guinées en élégies et en essais par la mort de son protecteur, il en résultait qu’il était glad (content) de cette mort pour une somme qui équivaut à peu près à 96 francs.

Non-seulement les sentimens privés aiment à se mettre d’accord avec les intérêts, mais le patriotisme, cette vertu si haute et si ferme dans le cœur anglais, ne craint nullement de se mésallier au contact des écus. Pendant la guerre de Crimée, à une séance générale de cette grande Compagnie péninsulaire dont les vaisseaux couvrent toutes les mers, l’amiral Thornton, qui présidait, vieillard à cheveux blancs et ayant fait ses preuves, après avoir parlé de l’état prospère de la compagnie et de l’appui qu’avec ses flottes elle prêtait à la marine, termina son discours par ces mots qu’il prononça d’une voix très émue : « En continuant ainsi, nous pourrons écraser les Russes,… écraser les Russes,… écraser les Russes,… et recevoir de bons dividendes ! (Crush the Russians,… crush the Russians,… crush the Russians,… and get good dividends.) »

Cela fut dit devant plusieurs centaines d’actionnaires appartenant en général aux classes élevées de la société et qui applaudirent à outrance. Ils auraient sans doute applaudi encore plus fort, si, pour battre les Russes, il avait fallu sacrifier les intérêts de la compagnie ; mais personne ne sembla supposer qu’il pût y avoir le moindre inconvénient à rehausser le mérite du patriotisme par le profit qu’on en pourrait retirer. Ce sont au contraire les sentimens opposés qui craindraient de se manifester au grand jour et dont on serait presque humilié, témoin cet électeur de Reigate, qui, au milieu de la corruption électorale la plus effrontée, ayant consenti en 1859 à donner sa voix sans être payé, y mit pour condition que