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jamais de cet axiome : personne ne doit se faire justice par soi-même. Ceux qui ont vu la grande démonstration chartiste du 10 avril 1848, et qui à dix-huit ans de distance ont pu visiter de nouveau Londres après l’explosion populaire de l’été dernier dont Hyde-Park garde encore les tracés, savent à quoi s’en tenir sur ce point. En 1848, il ne s’agissait de rien moins que de renverser la constitution ; tout Londres était en émoi, et l’on s’attendait aux dernières violences. Le matin de bonne heure, on vit des colonnes chartistes, descendant, drapeau déployé, cette grande rue d’Edgeware-Road, se diriger vers l’entrée de Hyde-Park où est maintenant Marble-Arch. Contre l’ordinaire, la grille était fermée, et il y avait au coin une petite affiche qui disait que cette fermeture avait lieu par ordre des gardiens. Le parc était vide, il n’y avait personne pour en défendre l’accès, et à cette époque un enfant aurait pu sauter par-dessus l’enceinte. La colonne chartiste s’arrêta ; l’affiche fut lue, et sans faire aucune démonstration, sans pousser le moindre cri, cette colonne, prenant à gauche, entra tranquillement dans Oxford-street. L’émeute était vaincue sans coup férir. Noyés dans d’immenses flots de citoyens qui, se faisant gardiens volontaires de l’ordre public, avaient tous un staff de constable à la main, les chartistes disparurent, et la révolution qui avait triomphé sur toutes les places publiques de l’Europe fut écrasée à Londres sous le poids du ridicule.

En 1866, les choses avaient bien changé. Non-seulement la foule ne voulut pas admettre qu’on pût fermer Hyde-Park à ses démonstrations tumultueuses, mais, se faisant ce qu’elle appelait justice, au lieu de s’en remettre à la décision des magistrats, elle détruisit, dans une étendue de plusieurs kilomètres, les grilles d’enceinte du parc, blessa plus de trois cents constables, et ne se retira qu’après avoir commis des dégâts dont les traces ne sont que trop visibles encore. Bien que très déplorables, ces désordres matériels sont moins à regretter que l’effet moral de cette triste échauffourée, qui a montré les habitans de Londres permettant tranquillement aux dernières classes de la population de dévaster en 1866 les mêmes parcs que les chartistes de 1848 avaient respectés.

Bienheureux ceux qui pleurent, dit l’Évangile. Les hommes se fortifient et s’affinent dans l’adversité ; ils s’affaiblissent et se relâchent dans la prospérité. Une longue paix et l’accumulation des richesses qui en a été le premier effet n’ont pas permis peut-être au caractère anglo-saxon de conserver intacte sa force primitive. Les partis se sont rapprochés en s’affaiblissant. De nouveaux intérêts ont surgi, ils ont pris la place des anciennes divisions, les grandes majorités se sont modifiées, elles se sont presque balancées, et d’impatientes minorités, de remuantes coteries même, ont pris souvent