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l’épouser. Jeannine, anéantie, laissant voir dans ses regards son désespoir et son amour, ne peut que murmurer ces mots : « Demandez à votre mère, je ferai ce qu’elle décidera. »

Que devient sous ce coup de vent imprévu l’édifice de Mme Aubray, ce fantastiques édifice de théories absolues, de maximes irréfléchies, de réparations indifférentes aux préjugés et supérieures au respect humain ? Au premier mot de Camille, à la première idée du mariage de son fils avec Jeannine, l’utopiste s’évanouit dans Mme Aubray, — la mère éperdue se montre. « Jamais ! s’écrie-t-elle, c’est impossible ! » Et, passant en un clin d’œil de l’excès de l’indulgence à l’excès de la rigueur, presque à l’injustice, oubliant qu’elle voulait tout à l’heure faire épouser Jeannine à un autre homme, elle explique à son fils ce que c’est que cette femme. La situation est dramatique à coup sûr ; elle ne serait pas moins comique que celle d’Alceste, s’il ne s’agissait que d’un conflit entre les idées de Mme Aubray et sa passion ; elle est poignante au contraire, parce que, derrière ce conflit, et quelle qu’en soit l’issue, nous entrevoyons pour deux personnages dont le sort en dépend un avenir redoutable. Cet avenir n’épouvante point Camille. Ébranlé un instant, il se raffermit aussitôt : la passion est vaillante, et c’est une terrible logicienne. Armé de la double éloquence de l’amour et des convictions qu’il a reçues de sa mère, il tourne contre elle tout ce qu’elle lui a enseigné, tout ce qu’elle a fait. Mme Aubray jette en vain le cri de Marie-Antoinette : « J’en appelle à toutes les mères ! » Elle pourrait aussi bien en appeler au bon sens de tous les hommes, qui se joindrait sans hésiter à l’amour maternel pour protester contre la démence de la passion ; mais cet appel ne serait pas moins inutile. Sortie de la vérité, elle n’aurait qu’une ressource pour vaincre, ce serait d’y rentrer et de se décider à dire : « Mon fils, je t’ai mal instruit, et je me suis trompée moi-même. Je le vois maintenant, il y a dans le monde des ruines irréparables, des infortunes pour lesquelles souffrir en silence est le seul refuge. Aime Jeannine, elle n’est pas indigne de ton amour, je l’aimerai avec toi ; mais elle ne peut t’épouser. Ce sera son premier sacrifice, ce sera ta première épreuve. C’est à ce prix que, lavée par l’expiation, elle pourra un jour marcher tête levée, et que tu pourras toi-même parler au monde en homme, te montrer compatissant où il est. sans entrailles, miséricordieux où il ne pardonne pas, indépendant et fier où il est servile et lâche. Si tu ne veux pas renoncer à ta tâche, et si tu entends y associer ta femme, il faut que vous soyez tous les deux irréprochables. » Mme Aubray n’est pas de force à se démentir ainsi. Sa conscience troublée erre en tâtonnant dans les ténèbres ; pour la première fois qu’elle est aux prises avec le destin, elle fléchit et lâche pied. Il faut, pour lui enlever une résolution qu’elle ne prendrait jamais un procédé factice et banal. Jeannine entreprend de les sauver tous en s’immolant ; elle revient dans cette maison où elle devrait trouver une auxiliaire et un guide, et où elle ne rencontre qu’une mère irritée ; elle y revient pour s’accuser d’amours imaginaires et de calculs