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dans toute autre, l’éducation virile a pour objet sans doute d’inculquer la foi aux principes et l’amour du bien, mais elle est faite aussi pour suppléer à l’expérience, pour armer l’homme contre les embûches du monde et de sa propre nature ; elle doit allumer l’âme, mais elle doit en même temps tremper la volonté et déployer la prévoyance. Ce n’est pas là seulement une condition du bonheur, c’est une condition du succès même dans le bien, qui réclame aujourd’hui, pour être pratiqué utilement, le choix, la discrétion, l’intelligence, encore plus que l’enthousiasme. Camille et sa mère se sont donné un rôle qui demanderait, pour être efficace, la plus profonde politique ; ils le remplissent avec une Imprudence qui va frapper leurs intentions de stérilité et les vouer bientôt au supplice de sentir leur bonne volonté impuissante.

Déjà la conduite bizarre de Mme Aubray nous a fait éprouver plus d’une fois un singulier malaise. Nous nous sommes sentis avec elle dans le chimérique et dans le faux. Au moment où, toujours préoccupée de sauver Jeannine et trompée par je ne sais quels indices d’un commencement d’amourette entre Jeannine et Valmoreau, elle vient proposer à ce brave garçon d’épouser une fille-mère qu’elle ne prend même pas la peine de lui nommer, et cela pour réparer ses torts envers le sexe, rien ne peut égaler notre juste étonnement, si ce n’est peut-être celui de Valmoreau lui-même ; puis, lorsque Camille, mis en demeure par Valmoreau de dire s’il accepterait, lui, un tel mariage, répond qu’il n’hésiterait pas à le contracter sur la parole de sa mère, cette foi filiale nous touche beaucoup moins qu’elle ne nous inquiète. Il faut, nous le voyons bien, que Mme Aubray s’enferre elle-même pour être forcée de céder tout à l’heure quand elle devra prononcer dans sa propre cause, et cela suffit peut-être pour expliquer que M. Dumas lui fasse hasarder une telle proposition. N’importe ; l’art prodigieux avec lequel tout cela est conduit ? ce talent de ménager les gradations, de pallier ou d’esquiver les difficultés, dont nous sommes émerveillés, ne peut prévaloir contre la raison qui proteste, et nous ne saurions nous empêcher de souscrire à l’aparté de Valmoreau : « ces gens-là sont fous. »

Jeannine ne sait pas encore que Camille l’aime, et elle devrait ne le savoir jamais. Telle qu’on nous la présente, délicate et chaste, initiée désormais à la conscience et au sentiment de sa chute, comment pourra-t-elle prêter l’oreille à l’amour d’un honnête homme, surtout quand cet honnête homme s’appelle Camille Aubray ? Elle ne saurait, sans se montrer ingrate et vile, écouter un tel aveu ; il faut qu’une circonstance fortuite le lui fasse entendre malgré elle. C’est à la suite d’une scène odieuse, où l’ancien amant essaie de renouer avec elle, et veut triompher de sa résistance en lui enlevant son fils ; elle le lui arrache avec un cri de lionne irritée. Camille entre alors, et la trouve en pleurs sur le corps de son enfant évanoui, qui, en rouvrant les yeux et en voyant Camille penché sur lui, balbutie le nom de père. Ému jusqu’aux larmes, exalté, Camille confesse son amour à Jeannine, qu’il croit veuve, et prend à témoin Valmoreau de sa volonté de