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premier à dénoncer leur imprudence et à devancer en les condamnant la justice du sens commun. Qu’est-ce donc ici que M. Dumas ? Peut-être un amasseur de nuages qui s’amuse à obscurcir un instant les lueurs vacillantes de l’opinion, un humoriste dressant avec l’ardeur d’une conviction sérieuse un laborieux échafaudage, et qui, au moment où il nous voit bouche béante admirant son œuvre, la renverse à nos pieds d’un coup d’ironie, ou bien encore un sophiste dans l’honnête et légitime acception du mot, un douteur de la famille de Socrate, qui nous rend le service de troubler la quiétude profonde de nos préjugés, dénouant maille à maille le hamac d’opinions toutes faites où nous nous berçons tous pour y substituer un incommode réseau de difficultés et de scrupules qui tiennent la conscience en éveil. Nous n’avons garde de blâmer l’incertitude que M. Dumas laisse planer sur sa pensée ; l’auteur dramatique n’est pas tenu à formuler ses conclusions comme un avocat. Qu’importe après tout ? Puisque l’auteur a cru devoir envelopper sa pensée dernière d’un voile d’ailleurs assez transparent, respectons-le. La pièce seule est ce qui nous intéresse, et la thèse y tient si directement, les personnages et les théories sont dans une dépendance réciproque tellement étroite, l’action et l’idée s’enchevêtrent si intimement, que l’analyse de l’une et la discussion de l’autre sont inséparables.

Il est un lieu éminemment favorable au roman, où l’on se rencontre des deux bouts de la société, où l’on se lie sans se connaître, où les lois qui président au classement social sont, pour ainsi dire, suspendues d’un commun accord, c’est le casino des villes d’eaux. Mme Aubray est aux bains de mer, sur je ne sais quelle plage de Normandie, avec son fils Camille, jeune homme de vingt-quatre ans, et un vieil ami, M. Barentin, père d’une fille de quinze ans, qu’il paraît chérir médiocrement, et dont il abandonne l’éducation à Mme Aubray. Celle-ci est veuve, et, quoique belle encore, une de ces veuves qui ne se remarient pas ; elle comble le vide laissé trop tôt dans son existence par une charité universelle, Dar la pratique des œuvres de bienfaisance, par son dévouement à toutes les misères. M. Barentin est une de ses bonnes actions. Elle l’a trouvé un jour près de succomber au désespoir, au moment où il venait d’être trahi et abandonné par sa femme ; elle l’a consolé, relevé, rendu au repos par le goût du bien et l’habitude du travail. Elle s’est vouée en même temps à l’éducation de son fils Camille et de Lucienne, la fille de M. Barentin, qui sont fiancés l’un à l’autre ; elle se prépare en eux des héritiers de ses idées et de ses vertus. Ces idées, que sont-elles ? Quelque chose de très élémentaire et de très vague : le devoir inflexible, une soumission sans partage aux lois de la conscience, une charité infatigable et illimitée pour tous ceux qui ont failli, la régénération par l’amour, tout cela porté jusqu’au mépris le plus absolu de l’opinion publique, jusqu’à l’abnégation, nous dirions jusqu’à l’enthousiasme et jusqu’au délire, si Mme Aubray n’était une personne tranquille, raisonnant ses démarches avec un. sang-froid que rien ne déconcerte. Camille et Lucienne, imbus de ces idées, les propagent à l’occasion avec une ferveur à laquelle nous sourions sans pouvoir nous y