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Surtout comment ramener le lecteur à la peinture des choses réelles après l’avoir conduit si loin du domaine de la vraisemblance ? On voit que M. Mistral s’est préoccupé de ces périls ; les occasions où se déploie le courage de Calendal font paraître à nos yeux les plus grands paysages de la Provence, et sur ce terrain le poète n’a rien à redouter. Il faut signaler comme une belle page le tableau de Calendal abattant un bois de pins au sommet du Mont-Ventoux. Quant au l’on doctoral de certaines scènes et à l’invraisemblance de quelques détails, la passion d’une part, de l’autre le mouvement dramatique du récit dissimulent assez adroitement ces défauts de la conception première. En somme, pour mener à bien ces douze chants, pour soutenir l’intérêt d’une fable si étrange, il fallait un vrai souffre de poésie animé d’une haute pensée virile. Le peintre et le moraliste se sont venus en aide l’un à l’autre.

Il y a pourtant un reproche que je ne saurais épargner à l’auteur de Calendal. Pourquoi persiste-t-il à écrire ses poèmes dans une langue que le plus grand nombre de ses lecteurs ne comprend pas ? Ses confrères de la poésie provençale régénérée, M. Roumanille en tête, se sont attachés à une entreprise toute naturelle ; leur ambition ne dépasse point les limites de la Provence et du Comtat. Écrivant pour le peuple du terroir, j’allais dire pour une tribu restreinte, c’est la langue de cette tribu, c’est la langue du terroir qu’ils emploient. Et que chantent-ils dans cette langue ? Des contes, des fables, des enseignemens sous forme brève et rapide, ce qui doit se lire à la veillée, ce qui doit rester dans le souvenir. M. Frédéric Mistral compose-t-il ses longs poèmes pour le public des métairies ou bien pour l’auditoire lettré que la France peut lui fournir ? Toute la question est là, et à cette question il n’est pas difficile de répondre quand on voit M. Mistral placer en face de son texte provençal une traduction française dont l’étrangeté, — il faut tout dire, — dont la barbarie un peu étudiée pourrait bien être une prétention littéraire de plus. Que M. Mistral renonce à une situation équivoque. Pour exprimer les idées philosophiques et morales qui relèvent l’intérêt d » son nouveau poème, il est obligé de forcer son idiome, de lui faire violence, d’accoupler des dialectes distincts, ou bien, ce qui n’est pas moins artificiel et stérile, d’emprunter des mots à la vieille langue provençale disparue à jamais pour compléter ce qui manque à la nouvelle. La vraie langue du poète de Calendal, c’est la langue de tous, cette belle langue française, si riche, si souple, que tout véritable artiste sait marquer à son effigie. M. Mistral est digne de mesurer ses forces à ce noble jeu. Notre reproche est un hommage, et cet hommage est un appel. Nous nous plaignions tout à l’heure de voir certains domaines de l’activité littéraire entièrement séparés les uns des autres, et cela au détriment de tous ; ici l’inconvénient serait bien plus grave encore : c’est la langue même qui nous séparerait au moment où la littérature spiritualiste a besoin de toutes ses forces.


SAINT-RENE TAILLANDIER