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sens assez maître de ma pensée pour être assuré que l’indépendance de mon jugement sera reconnue par ceux qui liront ces pages. Au surplus, l’ouvrage de M. Caro a déjà fait son chemin, comme on dit, et l’Allemagne lui a rendu plus d’un hommage. M. Caro en effet, tout en s’adressant à la France, a eu l’heureuse fortune d’approfondir un problème qui intéressait surtout les écrivains de l’Allemagne, et qui, sollicitant à diverses reprises les historiens et les critiques, écarté par les uns, ébauché par les autres, n’avait jamais été traité avec une si scrupuleuse attention. « Goethe est des nôtres, disaient les hégéliens du vivant même de Goethe et de Hegel ; formé à l’école de Spinoza, il s’est élevé dans la dernière période de sa vie à la doctrine supérieure du philosophe de Berlin, et le second Faust n’est autre chose que la cosmogonie hégélienne sous la forme d’un drame idéal où apparaissent tous les âges du monde, toutes les évolutions de la logique, tous les momens de l’éternel devenir. » On publiait à ce point de vue des commentaires du Faust que le sphinx olympien parcourait en souriant. « Laissez là ces subtilités, répondait M. Cervinus de sa voix rude et tranchante ; Goethe est poète, absolument et exclusivement poète. La philosophie, aussi bien que l’histoire et la politique, a toujours été antipathique à son génie. » Tel était le jugement accrédité par l’historien le plus célèbre et le plus autorisé des lettres allemandes. La sentence paraissait définitive quand un hégélien des plus modérés, esprit sans passion, intelligence ouverte à toutes les questions de littérature et d’art, M. Charles Rosenkranz, publia en 1847 une étude complète sur la vie et les œuvres du poète de Weimar. Il ne pouvait échapper à ce problème de la philosophie de Goethe. Il le reprit donc, et, se séparant des hégéliens de la première heure autant qu’il contredisait M. Gervinus, il affirma que l’auteur de Faust, poète partout et toujours, poète dans toutes ses œuvres et à toutes les heures de sa vie, avait pourtant une philosophie cachée. Quelle philosophie ? Je reconnais, dit M. Rosenkranz, trois systèmes différens dans les trois périodes principales de sa carrière ; d’abord Goethe est manifestement spinoziste ; ensuite, sous l’influence de Schiller, il s’attache aux principes de Kant ; plus tard enfin, dans sa calme et puissante vieillesse, il se repose au sein d’un éclectisme triomphant, — éclectisme anti-chrétien, puisque la doctrine de la chute de l’homme en est absolument exclue, mais où se retrouvent, c’est M. Rosenkranz qui le proclame, tous les grands dogmes de la religion naturelle, l’existence d’un dieu personnel et l’immortalité de l’âme. Malheureusement ces affirmations sont un peu trop sommaires dans le livre de M. Rosenkranz. L’étude de M. Caro, qui aboutit à des résultats tout différens, est bien autrement complète et décisive. Lorsque M. Rosenkranz nous par le du kantisme et de l’éclectisme de Goethe, il donne des indications qui ressemblent à des conjectures ; quand M. Caro soutient que Goethe, dans l’éblouissante variété de ses vues, a été constamment fidèle au principe du spinozisme, ce sont des preuves qu’il fournit, Est-ce à dire que l’on se fait illusion en Allemagne lorsqu’on rassemble