Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 68.djvu/762

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’a mesure que les individus vaudraient mieux, la société elle-même deviendrait meilleure. Nous cherchons depuis plus de soixante ans à résoudre un problème fort difficile, c’est-à-dire à faire un bon tout avec de mauvaises parties, à fonder la cité de Dieu sur les sept péchés capitaux… La Fontaine est plus avisé. Il censure parfois la société et ses institutions ; mais il censure plus vivement encore les fautes et les travers des hommes. »

Si c’est un grand charme de voir les anciens sujets rajeunis avec tant de verve, si les morts illustres, ces témoins à jamais présens, ont bonne grâce à nous admonester par la bouche de pareils interprètes, il y a plaisir aussi à retrouver dans le passé des figures absolument disparues. Les immortels ne doivent pas toujours nous faire dédaigner les éphémères. Ce qui a vécu de la vie du cœur et de l’âme, ne fût-ce qu’un jour, ne fût-ce qu’une heure, a droit à un souvenir. De même qu’un écrivain oublié, s’il a eu d’aventure un éclair d’inspiration, reprend sa place dans le large tableau où M. Saint-Marc Girardin groupe si habilement ses personnages, de même, dans le tableau d’un siècle tumultueux, la plus modeste des destinées, si elle a eu son heure de succès et d’éclat, peut nous causer d’agréables surprises grâce au hasard subit qui la ramène au jour. Que sera-ce si cette apparition inattendue suggère des réflexions utiles et nous entr’ouvre des perspectives nouvelles sur le siècle même où elle a tenu si peu de place ? Tel est, ce me semble, l’attrait d’un recueil de lettres publié depuis quelques mois déjà par Mme la marquise de Lagrange, et que nous nous reprocherions de laisser passer inaperçu[1].

Il y a juste cent ans, une jeune fille ornée de tous les dons de l’esprit et de toutes les séductions de la beauté, naïve et sérieuse, amie des plaisirs et passionnée pour l’étude, aussi candide que spirituelle, parlant et écrivant toutes les langues littéraires de l’Europe, une sorte de muse, si on l’ose dire, mais une muse enfantine badinant toujours avec sa vocation, tombait frappée au cœur en sa vingtième année, après avoir ébloui de sa grâce quelques-uns des brillans salons du XVIIIe siècle. Sans cette fin prématurée, elle aurait eu un nom parmi les femmes diversement célèbres dont s’honore la société française ; entre Mlle Aissé et Mme de Boufflers, elle aurait eu sa place distincte, son rôle original, tempérant le. sérieux par l’enjouement et la légèreté par la candeur. Tant d’esprit, de gentillesse, de curiosité savante, une cordialité si ingénue avec une si naturelle élévation, ce mélange du respect des traditions avec une sympathie généreuse pour les principes nouveaux, tout cela ne pouvait rester stérile. En face d’une telle figure, il était permis de lui prédire une destinée heureuse. L’enfant mourut en sa fleur, et tout fut terminé. Son souvenir, pieusement conservé par ceux qui l’avaient connue, s’éteignit avec eux. Le sort est sans pitié ; que de germes fauchés ainsi tous les jours I Sans compter les espérances

  1. Laurette de Malboissière, lettres d’une jeune fille du temps de Louis XV (1761-1766), publiées d’après les originaux, par Mme la marquise de Lagrange, 1 vol. Paris 1866 (Didier).