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décore une jeunesse inaltérable, il serait interdit de revenir à ces viriles études ! Si vous n’avez rien de nouveau à nous apprendre, taisez-vous ; si votre admiration est trop exactement conforme à l’admiration traditionnelle, ne sortez pas des rangs ; mais qui voudrait empêcher le chercheur courageux ou l’esprit étincelant de converser tout haut avec Bossuet ou Pascal, avec Molière ou La Fontaine ? Ce serait trop accorder vraiment à la critique routinière que de lui sacrifier ainsi nos plaisirs. La chaîne d’or, bien que des pédans aient osé y porter la main, n’en reste pas moins la chaîne d’or. On sait quel est le goût de l’Allemagne pour les nouveautés aventureuses, et cependant, depuis plus d’un demi-siècle, combien de livres sur Goethe, sur Schiller, sur Lessing. sur tous ces écrivains que la nation allemande appelle ses classiques ! C’est que les génies heureux à qui est échu l’honneur d’exprimer la maturité d’un peuple ont précisément le mérite de provoquer des pensées nouvelles. La grande tradition d’un pays stimule les esprits actifs, bien loin de les enchaîner au passé. Faites comme nous, disent les ancêtres ; vivez, pensez, augmentez le patrimoine commun ; nous avons instruit et réformé notre temps, instruisez et réformez le vôtre.

Personne ne s’étonnera donc que M. Saint-Marc Girardin publie deux volumes sur La Fontaine et les fabulistes[1]. Ces sujets lui appartiennent. Je ne sais en vérité si aucun écrivain a jamais mieux rempli les conditions dont je parlais tout à l’heure. Converser tout haut avec les maîtres des grands siècles, s’entretenir avec Molière et Racine, discuter avec Voltaire et Rousseau, demander aux uns et aux autres le secret de leur enseignement, innover en s’inspirant de la tradition, charmer et instruire la France nouvelle en l’initiant aux choses de la France d’autrefois, c’est l’originalité de ce riche et libéral esprit. Est-il besoin de rappeler que ces pages sont le résumé d’un cours fait à la Sorbonne il y a quelques années, et dont la Sorbonne garde fidèlement le souvenir ? « Je n’ai pas eu, dit M. Saint-Marc Girardin, la prétention de publier un livre. J’ai récrit, d’après mes notes et celles de quelques-uns de mes auditeurs, ces leçons qui n’avaient d’autre mérite que celui d’entretiens familiers sur le sujet le plus varié du monde, c’est-à-dire sur les Fables de La Fontaine. L’auditoire prenait part à ces entretiens par son attention et par son adhésion. Le professeur y parlait avec une franchise de sentimens qu’il se devait à lui-même devant la jeunesse qui l’écoutait et que le gouvernement a eu le bon goût de toujours respecter. » Et pourquoi donc cette franchise que La Fontaine a gardée si ingénument sous la monarchie absolue de Louis XIV eût-elle été refusée à M. Saint-Marc Girardin sous l’empire démocratique ? Les leçons que l’éminent écrivain emprunte au fabuliste pour nous les appliquer à nous-mêmes sont le produit le plus pur de la grande tradition française. L’allure en est vive et piquante, la morale y trouve toujours son compte. Il faudrait une

  1. La Fontaine et les Fabulistes, par M. Saint-Marc Girardin, 2 vol. in-8o. Paris, 1867. Michel Lévy.