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même pour ces derniers ; la loi n’avait pas encore pris leur défense ; point d’écoles non plus, ces enfans en savaient assez pour s’acquitter de leur service d’atelier, et l’on ne croyait pas alors que d’autres notions leur fussent utiles. Cet oubli des obligations les plus élémentaires était d’ailleurs couvert par une indifférence à peu près générale. Ni le gouvernement ni l’opinion publique ne semblaient s’en émouvoir : quelques hommes de bien élevaient seuls des protestations sans écho. Quant aux chefs d’industrie, ils se retranchaient dans cette excuse, que les affaires se traitent par le calcul et non par le sentiment, triste justification à laquelle devait répondre plus tard ce cri indigné, « que les produits sont faits pour les hommes, et non les hommes pour les produits. »

L’Angleterre fut la première à ressentir, dès 1818, des scrupules de conscience au sujet de la condition des enfans. Il est vrai que nulle part on n’avait pratiqué dans leurs rangs des racolemens plus étendus, ni abusé plus outrageusement de leurs forces. Plusieurs milliers de créatures étaient chaque année victimes de marchés que les familles passaient avec les entrepreneurs. Une loi survint qui régla cette traite d’un nouveau genre. Le même mouvement d’opinion se déclara en France vers 1834, quand la manufacture se fut largement pourvue d’auxiliaires de cette catégorie. Des abus avaient été commis ; on y obvia par une loi. Ni en Angleterre, ni en France, ces lois, il est vrai, ne s’appuyèrent sur un corps d’inspecteurs assez nombreux pour en assurer l’exécution, mais les chefs d’industrie, mis en demeure, firent leur police eux-mêmes, et mieux que ne l’eussent faite les plus vigilans émissaires de l’administration. Pour s’en assurer, on n’a qu’à suivre de près un travail qui se fait pour ainsi dire les portes ouvertes. Dans les établissemens qui se respectent, et c’est le grand nombre, la loi est obéie ; pour trouver des exceptions, il faut descendre précisément aux ateliers qu’à raison du petit nombre d’ouvriers qu’ils occupent la loi laisse en dehors de ses prescriptions. Voilà déjà un grand pas de fait et une garantie acquise ; mais l’incident a eu d’autres suites plus heureuses encore. Dénoncée à l’opinion, la grande industrie a fait un retour sur elle-même ; elle a regardé de plus près aux misères dont elle était le siège, et dès ce moment est ne dans son sein, pour ne plus s’effacer, le sentiment de la responsabilité morale.

C’est au réveil de ce sentiment que nous devons les modifications profondes dont notre génération a été témoin, et qui ont été comme la rançon des premières fautes commises. En Angleterre comme en France, il y a eu émulation pour la recherche et l’accomplissement du bien. On s’est dit de tous côtés que la manufacture, en employant les bras, prenait charge d’âmes et qu’elle