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II

Pour juger sainement de l’état, actuel du travail manuel, il faut se souvenir de ce qu’il était au début du siècle. En dehors de l’atelier de famille, alors dominant, il n’y avait guère que le petit atelier et l’atelier moyen ; les grands ateliers étaient rares et plus rares encore ceux que l’on désigne aujourd’hui sous les noms de manufacture et d’usine. Il ne manque pas de gens pour parler de ce passé comme d’un âge d’or qui aurait fui et de ces petits ateliers comme de modèles de perfection. Ceux qui, dans leur jeunesse, ont pu les voir ne partagent pas ces enthousiasmes. Entre les murs étroits du petit atelier se logeaient plus de souffrances matérielles et de misères morales que n’en contient de nos jours l’enceinte d’une grande fabrique. Seulement il y avait bien des motifs pour que le mal restât secret et que la plainte fût étouffée. Si l’on remonte un peu plus haut dans le passé, mêmes maux et même silence. Parler des douleurs du peuple et en troubler les fêtes de la cour, qui l’eût osé, à moins d’avoir un goût prononcé pour la Bastille ? On n’échappait guère à ses oubliettes qu’à la condition de s’appeler La Bruyère ou Vauban, ce qui n’était pas donné à tout le monde. Le gros des auteurs se taisait donc, et l’ouvrier avait les mains liées. La plupart d’entre eux passaient une partie de leur vie à frapper aux portes des corporations, et souvent mouraient de besoin sans y avoir pénétré. Le régime des petits ateliers était favorable à ces monopoles. La race d’ailleurs n’était pas comme aujourd’hui susceptible au point de se révolter à propos d’une piqûre ; elle était dure au mal, habituée, pour l’esprit et le corps, à un dénûment héréditaire.

La grande industrie eut à se constituer avec les débris de ces corps de métiers et à recueillir dans ses cadres tous les vaincus de l’atelier isolé. Ainsi s’expliquent les défectuosités matérielles et les défaillances morales qui ont marqué les origines de la manufacture. Il y eut là une période de transition dont Sismondi se porta l’énergique accusateur. Tout marchait au hasard, l’installation des locaux, l’emploi et le gouvernement des hommes. On s’arrangeait tant bien que mal dans des couvens, dans des églises délaissées, dans des maisons qu’on mettait en communication par la sape, sans tenir compte de l’inégalité des niveaux. Qu’attendre de ces appropriations hâtives et incohérentes, si ce n’est des abris provisoires aussi préjudiciables à la santé des hommes qu’à la bonne économie du travail. Le mélange des âges et des sexes y ajoutait les germes d’une infection morale. Hommes et femmes travaillaient côte à côte, assistés d’enfans surmenés de besogne. Point de limites d’heures,