Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 68.djvu/546

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sont, à côté de cet insecte, les hercules de foire qui soutiennent une table avec leurs dents? Ces exemples montrent jusqu’à quel point les insectes sont supérieurs aux grands animaux par la force de leurs muscles. Secs et nerveux, ils remuent des montagnes, toute proportion gardée. En outre ils sont ingénieux; quand l’obstacle ne cède pas, ils savent le tourner. Voici un exemple raconté par Boitard. Un jour, dans un jardin, il aperçut un sphex du sable (petite espèce de guêpe) s’efforçant d’enlever une chenille qu’il venait de tuer. La chenille était au moins cinq ou six fois plus grosse que son vainqueur : il ne pouvait en venir à bout. Six fois de suite, de guerre lasse, désespérant du succès de son entreprise, il l’abandonna, et vint se poser tristement à quelque distance. Enfin une idée lumineuse le tira d’embarras. Il revint, se plaça à cheval sur la chenille, trois pattes de ci, trois pattes de là ; avec les deux du milieu, il embrassa le corps de sa victime, le souleva contre son poitrail, et réussit à marcher ainsi avec les quatre pattes libres. La chenille traînait à peine sur le sol, le sphex raidissait son petit corps, et il eut bientôt traversé une allée de six pieds de large et couché sa proie contre un mur, dans une plate-bande exposée au soleil. En volant, le sphex n’eût pu transporter un si lourd fardeau.

M. Plateau a tenu à compléter ces recherches par quelques expériences sur les insectes sauteurs de l’ordre des orthoptères. Il a déterminé les poids que les criquets et sauterelles enlèvent en sautant. Pour les empêcher de s’aider de leurs ailes, il attachait celles-ci et les élytres avec un fil. Le fardeau était une boulette de cire lestée de fragmens de plomb que l’on suspendait à un fil noué autour du thorax; on ajoutait de la cire jusqu’à ce que l’insecte ne pût plus s’enlever qu’à 1 centimètre du sol. Les charger jusqu’à les clouer sur place rendrait l’observation moins nette. On pesait ensuite la petite boule et l’animal lui-même après l’avoir immobilisé par la vapeur d’éther. Les criquets de la grosse espèce, dont le poids dépasse en moyenne 6 décigrammes, enlevaient environ une fois et demie ce poids; ceux d’une espèce plus petite, pesant en moyenne 2 décigrammes, emportaient en sautant trois ou quatre fois leur poids. Les sauterelles diffèrent des criquets par des jambes plus longues et plus grêles. La sauterelle verte, pesant en moyenne 2 grammes et demi, n’enlève qu’un poids égal au sien. Ces résultats confirment de nouveau la loi d’après laquelle la force musculaire des insectes croît à mesure que leur taille diminue.

Lorsqu’on les laisse sauter librement, les criquets décrivent dans l’air une courbe analogue à celle de tous les projectiles. Ce qui est très curieux c’est que l’amplitude du saut est la même pour les espèces grandes et petites : 30 centimètres d’élévation au-dessus du sol et 60 centimètres de distance horizontale. Ce résultat a été prévu par Strauss-Durckheim, qui le déduit de considérations théoriques sur la force musculaire. Dans son ouvrage sur l’Anatomie comparée des animaux articulés, ce célèbre naturaliste établit que deux animaux de formes semblables, mais de dimensions différentes, doivent sauter à la même hauteur au-dessus du point où se