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avaient eu à donner une forme littéraire à leurs pensées, — qui ne savaient pas même l’orthographe. La duchesse de Chaulnes était de ce nombre, et avec elle bien d’autres étaient brouillées avec la grammaire. Mettre la comtesse de Boigne dans cette illustre compagnie, ce n’est pas, ce me semble, la rabaisser. Le fait est que, si elle se distingue en plus d’un point de ces grandes dames d’autrefois, ce n’est pas toujours par la correction du style, par le purisme du langage, par l’originalité ou la perfection littéraire. Il faut bien l’avouer, l’auteur d’une Passion dans le grand monde parsème son livre de nouveautés un peu scabreuses, de mots comme allégeable, pertinacité. Tous ces personnages ont une langue qui n’est qu’à eux. L’un dira en parlant d’une femme : « Je ne l’adorerai même point comme une étoile inatteignable. » Un autre s’exprime ainsi : « Le droit divin nous forme une auréole impossible à soulever un seul instant. » Un troisième parlera des « folles illusions dont on a noirci le sort » d’une jeune femme.

Ils parlent ainsi couramment, sans perdre haleine, et ce brillant Romuald tout le premier, ce Romuald qui après avoir été un si vaillant soldat sous l’empire prononce de si beaux discours à la chambre des pairs, ce Romuald lui-même, dis-je, n’y va pas en vérité de main légère quand il se met à faire de la philosophie et de la morale. « Je faisais réflexion en sortant de l’hôtel de Bliane, écrit-il un jour, qu’en dépit des déclamations de la philosophie du XVIIIe siècle et des actes des législateurs de la révolution qui, pour les mettre en pratique, ont proclamé le divorce et déclaré le lien conjugal contraire à la raison et aux droits imprescriptibles de la volonté naturelle, le mariage chrétien était pourtant la plus belle institution des temps modernes, le véritable fondement de la société. La jeunesse y trouve souvent son bonheur, la vieillesse y puise presque toujours sa consolation. » Je ne me mêle pas de contester l’orthodoxie de cette maxime ou de cette réflexion philosophique; mais, en lisant cette page et bien d’autres qui lui ressemblent, on se rappelle involontairement qu’elles sont tombées de la plume d’une femme spirituelle assurément, qui a travaillé longtemps à faire des académiciens et qui a réussi plus d’une fois. Décidément la famille avait bien un peu raison de se plaindre, et tout ce qu’on peut dire de mieux à l’éditeur, c’est avec une variante légère ce que le malicieux Delatouche écrivait un jour à un poète : Publiez-le, ce roman, et qu’on n’en parle plus ! — Qu’on l’oublie le plus vite possible pour ne se souvenir que de la personne qui s’est fait aimer de ceux qui l’ont connue, dont l’image reste gravée dans des mémoires fidèles et qui a passé parmi nous représentant avec toutes les grâces de l’esprit mondain sinon de l’esprit littéraire des choses qui ne se verront plus peut-être, mais qui ont été pendant tant d’années l’aimable, l’éblouissant ornement de la société française.

CH. DE MAZADE.