Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 68.djvu/517

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

deux vins, c’est pour faire la cour. Dieu sait dans quels termes, à la plus facile des brebis galeuses, à Mme Tingrey, la femme du financier. Il parvient à la blesser, c’est tout dire, et elle lui accorde, avec l’intention de se moquer de lui, un rendez-vous dans un chalet qu’il vient d’acheter et dont il lui donne la clé.

À tout cela ces dames, chargées de dettes, mêlent des affaires d’argent de l’espèce la plus singulière. On voit par exemple Mme Tingrey aider en plein bal son mari à maquignonner la vente de trois chevaux à un jeune idiot qui les paie séance tenante en beaux billets. La comtesse de Tourny doit trois cent mille francs qu’elle fait payer par son mari. Un instant après, ce mari généreux s’avise de vouloir, il est impossible de deviner à quel titre, confesser la jolie Mme Bernier ; il lui arrache ses secrets, la conseille, et, pour récompenser sa vertu, la baise au front en la faisant son héritière. On conçoit assez facilement que la comtesse en veuille à cette vertu lucrative ; on ne voit pas cependant comment elle en viendrait à bout, si Mme Bernier n’accourait éperdue se jeter dans ses bras à dix heures du soir, lui avouer qu’elle aime et la supplier de la défendre contre M. Gérard et surtout contre elle-même. La clé remise à Mme Tingrey se trouve à propos entre les mains de la comtesse, qui offre pour asile à sa jeune amie le fameux chalet en lui laissant croire que ce chalet lui appartient encore. Elle s’applaudit de cette belle ruse, quand elle apprend que celle qu’elle vient de livrer est sa fille, fruit malheureux d’une faute commise dans la jeunesse et qu’elle croyait morte en naissant.

L’excès de l’absurde a eu cela de bon cette fois qu’il a donné une issue à l’ennui latent dont la salle était depuis longtemps chargée, et l’a fait éclater en sifflets. Il faut renoncer à suivre ici une accumulation d’incidens que le public, changeant soudainement d’humeur, a accueillie avec plus de gaîté que l’auteur ne l’eût souhaité. L’attitude de M. Gérard, quand celle qu’il aime se trouve chez lui sans le savoir, les prodigieuses tirades qu’il lui récite, l’intention qu’il ne cache pas de profiter de ses avantages, puis l’arrivée de la comtesse, qui vient arracher sa fille au péril où elle l’a jetée et qui s’empresse de mourir de la rupture d’un anévrisme, ingénieux moyen de se racheter in extremis et de mériter son pardon, tout cela dépasse déjà ce qu’on nous a de longue date accoutumés à voir ; mais M. Barrière, fidèle à la loi souveraine de la gradation, s’est ingénié pour enchérir encore sur ces belles inventions. Le philosophe que vous savez, trahissant les intérêts de son ami et se transformant à l’improviste en appointeur de querelles conjugales, s’est rendu au Havre pour retenir M. Bernier sur le point de s’embarquer avec sa ballerine et pour le ramener aux pieds de sa femme. Heureusement que M. Bernier a mal pris ces bons offices et qu’un duel s’en est suivi dans lequel le mari coupable a succombé. Le philosophe vient, avec une humilité qui sied bien après tant de services rendus et avec une gravité de circonstance, raconter sa belle con-