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Nous ne mettrons pas la patience du lecteur à l’épreuve d’une analyse détaillée de cette pièce, où le mélodrame s’entremêle à la farce, et où le hoquet dramatique de Buridan, miraculeusement retrouvé par Mme Doche, assaisonne des bouffonneries dignes de la Fiancée du mardi gras. Il y aurait de quoi se perdre à suivre les détours obscurs de cette intrigue, dont il suffira, pour qu’on l’apprécie, de donner une légère idée. Mme Bernier est une jeune femme vraiment malheureuse; sa naissance est un mystère: élevée par charité et dotée pour ses vertus par la personne qui l’a recueillie, elle est mariée à un homme indigne d’elle qui la quitte au bout de trois mois pour une danseuse. Trop honnête pour accepter des consolations illégitimes, elle aime cependant un jeune homme, M. Gérard, qui la poursuit de ses hommages et qu’un hasard impitoyable s’obstine à ramener partout sur ses pas, au bal, à l’église, aux eaux. Elle l’aime sans espoir, bien décidée qu’elle est à rester pure dans son infortune; elle l’aime sans lui laisser d’illusion, et pour se dérober à ses poursuites elle se réfugie à Trouville. Elle tombe là dans la société de Mme Tingrey et de la comtesse de Tourny, les deux reines de la plage et du casino; elle les accepte pour chaperons, les suit partout sans rien remarquer dans leur conduite qui l’étonné, croyant leur société la meilleure du monde. Innocence de cœur ou simplicité d’esprit, elle ne voit aucune des mille choses qui devraient effaroucher sa vertu; nous avons peine à nous intéresser à une si niaise personne. M. Barrière ne pouvait-il lui donner un peu de l’esprit dont il dispose?

M. Gérard s’est également réfugié à Trouville, retraite de tous les amans malheureux, et il y rencontre Mme Bernier. Repoussé comme toujours, il a cherché un asile contre son désespoir chez un sien ami qui habite un ermitage aux environs. Cet ami, vous le connaissez, c’est le philosophe, le sage, le moraliste de la comédie, le Benjamin de M. Barrière, invariablement sceptique et spirituel, guéri de l’amour, revenu de ses illusions et se donnant pour spécialité de dissiper celles des autres, ennemi juré des femmes galantes, qu’il foudroie de ses saillies, et faisant contraste par sa probité avec le monde malsain où on le trouve toujours. Pour le moment, il vit seul, tout prêt d’ailleurs à mettre son savoir-faire au service de son ami. Il le console, l’engage à ne point désespérer, en lui disant à propos de Mme Bernier qu’une ondée vient d’arrêter chez lui dans une cavalcade : « Elle oublie sa cravache aujourd’hui, elle oubliera demain ses devoirs; il faut toujours qu’une femme oublie quelque chose. » Puis il reconduit M. Gérard à Trouville et lui fait voir, pour l’encourager, les brebis galeuses à l’œuvre, travaillant activement à son succès; par ses éloges calculés, il les excite lui-même contre Mme Bernier au point d’indigner l’honnête M. Gérard. Singulier amant au surplus, car, ayant glissé dans le bouquet de Mme Bernier une lettre que celle-ci jette pieusement dans la mer avec les fleurs, il s’empresse d’aller se griser! Quand il reparaît entre