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une pièce sur laquelle on avait fondé des espérances cruellement déçues, Il n’y aurait pas lieu de s’arrêter à une pièce médiocre qui sera bientôt où sont les neiges d’antan, si ce naufrage n’était que le châtiment d’une erreur ; mais M. Barrière est puni surtout d’être resté lui-même, il est la première victime d’une conversion occulte qui s’est opérée dans le goût du public, et qu’il a eu le tort de ne pas deviner. Il n’y a pas à s’y méprendre, nous sommes au théâtre comme ailleurs à la fin d’un genre, à un tournant de l’opinion. M. Barrière, qui a gardé dans cette comédie quelques-unes de ses qualités et ses défauts naguère les plus applaudis, a le droit sans doute d’être mécontent. « Public fantasque et décevant, pourrait-il dire, public facile de la Vie de Bohême, des Parisiens de la décadence, des Filles de marbre et des Faux Bons Hommes, que t’ai-je fait pour mériter cette trahison ? Le monde où je t’ai introduit tant de fois et que tu aimais, le monde interlope des villes d’eaux, des maisons de jeu, de la Bourse et des salons mélangés, a-t-il cessé d’exister ? mes chaudes invectives auraient-elles eu cette vertu de le faire rentrer sous terre ? ou bien aurais-je été cette fois moins osé qu’il ne fallait, aurais-je contre mon dessein manqué d’audace et de crudité ? Non, ce monde existe encore, et je sais trop bien que ma pièce ne pèche point par l’excès de distinction dans les sentimens ou dans le langage. Rien n’a changé que toi, l’ancien complice de mes témérités, qui renies aujourd’hui ce que tu applaudissais, et qui t’avises de redevenir délicat sans m’en avoir prévenu. » Il en est ainsi en effet, et nous n’avons point de consolations à offrir à M. Barrière, ne pouvant prendre sur nous de lui prédire de la part du public un retour auquel nous ne croyons guère, et que nous avouons ne pas souhaiter. M. Barrière est d’autant plus à plaindre que cette petite révolution du goût le dépouille à peu près de tout ce qu’il avait ; l’esprit dans sa nouvelle comédie ne paraît plus que du placage, et le franc-parler que l’indice d’une rudesse qu’une culture suffisante n’a point adoucie ; on ne voit plus dans ces vives apostrophes que de pauvres lieux-communs, dans cette satire qui emportait le morceau que les traits d’une rhétorique s’escrimant à la quintaine, dans ce réalisme hardi que la fastidieuse reproduction de mœurs indignes d’être observées.

Nous ne saurions oublier que M. Barrière a été pour beaucoup dans la faveur qu’ont obtenue au théâtre les mœurs d’une société d’aventuriers, de spéculateurs véreux, d’artistes au rebut, de courtisanes enrichies et de femmes du monde assez sottes pour vouloir leur ressembler. Parce que ce vilain monde a pu, grâce à la vogue, s’afficher avec plus d’impudence qu’autrefois, la scène n’a eu pendant plusieurs années de place que pour lui. [,os intrigues qui l’occupent, la vie qu’il mène, l’étrangeté de son langage et de ses allures ont été pendant je ne sais combien de temps notre unique récréation au théâtre. Comme les mœurs de cette société auraient pu nous donner des scrupules, on avait soin d’y égarer un honnête homme chargé d’en faire justice au bruit de nos acclamations. Le rôle de ce personnage