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vives contre les constitutionnels, et il accompagnait les adresses de ses troupes d’une lettre significative. « Appelez les armées, brûlez les presses, » écrivait-il au directoire. Quand Hoche, malgré ses opinions avancées, recula devant le service que lui demandaient les meneurs de Paris, Bonaparte expédia le général qui devait exécuter le coup d’état. Ses vœux furent exaucés; la liberté naissante fut étouffée, l’armée remplaça la rue comme instrument de révolution. Par une sorte de dérision, Carnot le « votant, » le collègue de Saint-Just, fut proscrit comme ayant conspiré pour le rétablissement de la royauté. Il était bien coupable en effet, car il avait cru qu’un régime légal pouvait s’établir en France, et que la seule mission des armées était de défendre la loi et la patrie.


III.

Dès que Napoléon paraît sur la scène, il l’occupe seul; avant même qu’il n’ait atteint le pouvoir suprême, ses actes, ses opinions, ses procédés absorbent l’attention de quiconque étudie l’histoire militaire, ne fût-ce que par un seul côté. Et cependant il est impossible de rattacher son nom à aucune des grandes transformations de l’armée française. Au point de vue spécial qui nous occupe, la période républicaine et la période impériale, malgré des différences profondes, ne peuvent pas être séparées; elles s’enchaînent en quelque sorte sans solution de continuité. Il y a plus, aucune des institutions fondamentales dont l’empereur a fait pour la guerre un usage à la fois si grandiose et si funeste ne lui appartient en propre; il les a empruntées à la monarchie ou à la révolution. Certes il possédait le souffle créateur, et jamais homme n’a poussé plus loin l’art de varier à l’infini les combinaisons administratives. Pour reproduire une citation dont on a un peu abusé dans ces derniers temps, nul plus que lui n’était capable de « maçonner la nation à chaux et à sable; » mais on sait assez combien peu il a réalisé le vœu qu’il exprimait sous cette image. La nécessité d’improviser sans cesse l’a empêché de rien fonder de durable, et sa prodigieuse habileté à créer des ressources n’était égalée que par l’effrayante prodigalité avec laquelle il les épuisait. Pour la fécondité à produire des armées, la rapidité à les mettre en action, il est sans rival. A cet égard comme sous d’autres rapports, il est même supérieur aux cinq capitaines qu’une opinion généralement acceptée a placés au-dessus des grands hommes de guerre des temps historiques. C’est avec une seule et même armée qu’Alexandre a conquis tout le pays compris entre la Méditerranée et l’Indus; c’est avec l’armée amenée d’Espagne qu’Annibal a remporté ses grandes victoires et s’est maintenu huit ans dans le Brutium ; c’est avec les légions