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fauts, tels que l’insouciance et la prodigalité. Hélas ! il ne tarde guère à payer bien cher l’innocent plaisir d’humilier par ses largesses le land-lubber[1], et de lui prouver que c’est sur les eaux qu’on trouve la toison d’or. Au bout de quelques jours, sa bourse de peau de phoque se trouve à sec. C’est le moment que guette « le requin de terre » pour s’emparer tout à fait du matelot.

Le marin qui a de l’argent est une bonne capture ; mais que le marin sans argent est une bien autre proie ! C’est ce dernier que le crimp s’efforce surtout d’attirer dans ses filets. Il lui avance alors de petites sommes sur lesquelles il commence par retenir un intérêt de 18 deniers pour chaque livre sterling. Après une longue traversée, Jack a naturellement besoin de renouveler ses vieux habits, tachés d’eau de mer et de goudron : son ami u le requin » se charge de l’accoutrer, et s’entend pour cela avec un fripier maritime bien connu sous le nom de slop-dealer. On lui fournit ainsi des bardes et tout ce qu’il peut désirer à 50 pour 100 au-dessus du cours. Ce qu’il y a encore de plus grave dans de tels marchés ruineux, c’est que le matelot y engage sa liberté. En échange de ses prétendus services, le crimp lui achète par un contrat ses gains futurs. Le pauvre diable endetté mange et boit désormais à la table du maître sa propre servitude. Après un court enivrement de plaisirs grossiers, il ne tarde pas en effet à reconnaître qu’il s’est vendu corps et âme. Dans certains cas, le logeur peut s’entendre avec un capitaine aussi peu scrupuleux que lui-même et enrôler à vil prix le matelot pour une longue traversée. Il reçoit alors des deux mains : d’un côté il touche une récompense de la part du patron du vaisseau marchand, et de l’autre le salaire des hommes dont il est le créancier. On raconte à ce propos plus d’une histoire, un peu ancienne, il est vrai, de marins enlevés pendant le sommeil de l’ivresse et transportés la nuit à bord de navires qui devaient partir le lendemain au point du jour. La vérité est qu’une fois tombé dans les griffes de l’usurier le matelot ne s’appartient plus : sous une forme ou sous une autre, il laisse toujours un peu de sa dignité d’homme au fond des pièges qu’on lui tend, heureux encore quand on n’abuse pas de son innocence pour l’exposer à toute la rigueur des lois !

Certes le Tar[2] (c’est un autre surnom du marin britannique) porte très haut le sentiment de l’honneur. On en jugera par un fait.

  1. Terme de mépris qui, dans bouche d’un matelot anglais, répond à peu près au mot pékin de la part d’un soldat français. Littéralement cette expression veut dire « lourdaud de terre ; » elle est vieille et rappelle le temps où le loup de mer se croyait dans la Grande-Bretagne l’idéal de la création.
  2. Les Anglais aiment à nommer les professions d’après les objets avec lesquels ceux qui les exercent sont en contact journalier : de là tar (goudron) et salt (sel), autant de sobriquets qui indiquent l’homme de mer.