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jouer de nouveau avec sa bonne foi. Et puis après tout il n’y tient pas ; au besoin ne donne-t-il point sa vie ? Pourquoi donc marchanderait-il tant sa bourse ? Il sait bien qu’il sera mangé (c’est son mot) par la dent des sharks (requins) ; mais souvent il a donné sa parole lors d’un premier voyage, et il reprend avec un grand sang-froid le chemin de ces mêmes antres dont il connaît les embûches.

Le quartier des marins à Londres est assez limité. C’est à Wapping et dans le voisinage des docks que se concentrent surtout les cabarets destinés à les recevoir. Les propriétaires de ces établissemens connaissent bien le caractère du matelot anglais, et ils le prennent par son faible. Ce qui réjouit à terre le cœur de Jack, ce sont les armes de sa profession. Une boutique à la vitrine de laquelle on aperçoit un modèle de navire avec les voiles et les agrès est à peu près certaine de sa clientèle : elle aura pour elle tous les marins du district. Sachant combien le navigateur est sensible à tout ce qui lui rappelle la mer, les maîtres des logemens garnis n’ont point négligé ce détail de mœurs, et cherchent par tous les moyens à l’exploiter au profit de leurs intérêts. De là ces maisons surmontées d’un mât chargé de cordages : si l’on y ajoute un canon, c’est encore mieux ; mais le grand art est de peindre sur les murs extérieurs les pavillons des diverses puissances maritimes avec leurs emblèmes et leurs couleurs. Tout national qu’il est, Jack a l’humeur cosmopolite, et il veut qu’on rende justice à tout le monde. Certes, en dépit de telles enseignes qui flattent l’amour-propre du marin, beaucoup de ces masures situées dans de sombres allées et garnies de vitres obscures ressemblent plutôt à des coupe-gorge qu’à des lieux de plaisir. Tels sont pourtant les caravansérails du matelot anglais. En y regardant de près, on finit par découvrir le genre de séductions qui l’attirent dans des endroits où l’on en veut à sa bourse, à sa santé, quelquefois même à son honneur. Très souvent de pareilles souricières sortent d’étranges accords, le son éraillé d’un violon criard ou la voix d’une chanteuse enrouée. Que voulez-vous ? Jack a un goût pour tout ce qui ressemble de près ou de loin à la musique. D’autres fois se tient sur le seuil de la porte une sirène crasseuse donnant raison au proverbe : « l’eau salée ne lave point, » et follement revêtue d’oripeaux fanés. La danse, la boisson et le tabac, tels sont pour le marin les charmes de cet eldorado enfumé où il lui arrive de dépenser en une semaine le gain d’une année. Naturellement généreux, il met souvent un peu de bravade dans ses libéralités excessives ; s’il jette son argent au vent, c’est pour montrer qu’il est riche et que la mer paie bien. Le marin anglais se fait respecter des honnêtes gens par ses vertus, mais dans le monde qu’il fréquente on l’aime surtout pour ses dé-