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II.

À peine un bâtiment revenu d’un long voyage et remontant la Tamise est-il arrivé à la hauteur de Gravesend qu’il se voit bientôt assailli par toute sorte d’offres de service. Montés pour la plupart sur des barques, des hommes à mine suspecte, mais cachant leurs desseins sous un air de franchise et de cordialité joviale, invitent de mille façons les marins de l’équipage à descendre chez eux. Cette meute bruyante et âpre à la curée se compose tantôt des logeurs eux-mêmes, bien connus dans le jargon maritime sous le nom de crimps, tantôt de leurs émissaires, qu’on appelle dans le même argot touters, et qui reçoivent un droit de tant pour 100 sur chaque tête de matelot qu’ils procurent aux maisons garnies du dernier ordre, low lodging houses[1]. Le pauvre Jack (c’est, on s’en souvient, le nom conventionnel du marin) ne sait plus à qui entendre au milieu du tumulte, et il faut dire que sa candeur proverbiale l’expose à tomber dans plus d’un genre de pièges. Qu’on se mette d’ailleurs à sa place : plusieurs d’entre les hommes de l’équipage entrent dans le port de Londres pour la première fois, et ils ne rencontrent en arrivant ni un ami pour leur souhaiter la bienvenue ni un guide pour les diriger. Je me trompe, ils trouvent, du moins en apparence, beaucoup d’amis ; mais le moyen de reconnaître les véritables intentions de ceux qui les entourent ? N’oublions pas en outre que la vie de mer les a depuis bien longtemps séparés du commerce des hommes vivant en société. À terre, le matelot se sent étranger : celui qui naguère protégeait les autres contre la tempête ne sait plus du tout se défendre lui-même contre un perfide sourire ou contre les mensonges d’une langue dorée. Simple et sans artifice, comment s’étonner qu’il devienne souvent la victime de la ruse, et que ces loups de mer soient tondus à terre comme des moutons ? Quelques-uns, il est vrai, ont déjà visité le port de Londres ; ils savent par expérience à quels dangers ils y sont exposés ; leur colère s’est même exhalée plus d’une fois en une bourrasque de gros mots contre « les requins de terre, » c’est ainsi que le marin anglais appelle les maîtres des logemens garnis. En dépit de ces déceptions, Jack est crédule et peut-être aussi trop confiant en lui-même : déjà trompé naguère, il comprend à peine qu’on puisse

  1. La commission payée par les crimps (logeurs) aux touters (courtiers) varie selon les circonstances. En général les mauvaises maisons récompensent beaucoup mieux leurs agens que les bonnes. Le matelot à son arrivée est ainsi vendu et acheté (ce sont les mots dont on se sert) en vertu d’un contrat dont il ne soupçonne nullement l’existence.