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dont l’esprit est ballotté sur l’océan, qui cueille un brin d’herbe à terre pour savoir d’où vient le vent, et qui, même le dimanche se rendant à l’église, ne voit guère dans l’édifice de pierre que l’image des rochers dangereux contre lesquels peut heurter le vaisseau portant ses soieries et ses épices ! Et pourtant le commerce était alors dans l’enfance. Les anxiétés du négociant s’étendent avec ses affaires jusqu’à ce qu’elles couvrent le monde. Le marchand anglais surtout, qui a tant de liens avec l’océan, ne saurait toujours dormir tranquille. Pour peu que se déchaînent pendant la nuit les rafales du sud-ouest, ce qui gronde à travers ses rêves est la ruine de sa maison et de sa famille. Encore s’il pouvait voir à distance le navire sur lequel il a hasardé ses meilleures livres sterling ! Le matin, il court du moins chez Lloyd’s, où affluent toutes les nouvelles. Rien dans ses traits ni dans sa démarche ne trahit la moindre émotion, il a l’art de plaquer sur sa figure un masque d’indifférence ; mais sous ce calme extérieur que de tempêtes ! Il s’adresse à lui-même mille questions : que dit le télégraphe ? quels navires ont touché les ports lointains ? quel est le nom de ceux qui sont arrivés en Angleterre ? À ces demandes et à bien d’autres encore il trouve une réponse écrite sur les murs du vestibule. Des listes et des avis encadrés donnent exactement le bulletin maritime du jour. Cependant voici venir le moment critique : cet homme dont la fortune est sur la mer n’a point encore consulté le livre des pertes (loss book), ou, comme on le nomme aussi, le livre noir (black book).

Le sombre volume est placé à part sur un haut pupitre, et chacun peut le consulter à son tour. Il est naturellement écrit à la main et contient jour par jour l’histoire des derniers naufrages dont on vient de recevoir la nouvelle. Le nombre des feuillets couverts par ces sinistres renseignemens varie beaucoup selon les saisons de l’année. Dans l’été et dans les temps calmes, une ou deux pages suffisent bien au bref récit des aventures tragiques arrivées sur la mer, tandis que l’hiver et à la suite des gros vents ce sont parfois jusqu’à douze feuilles de papier que noircit l’ensemble des pertes annoncées par le télégraphe durant la nuit. Le style de ces dépêches se fait remarquer par une concision plus terrible peut-être que toute l’éloquence humaine : le nom du vaisseau sombré, le lieu de sa destination, la nature de son chargement, les côtes en face desquelles il a disparu, voilà tout. C’est le laconisme de l’abîme : on dirait qu’on voit s’ouvrir et se refermer la lame. Sous chacune de ces lignes froides et taciturnes comme le destin, l’esprit devine de sombres drames. Combien de vies d’hommes sacrifiées ? C’est souvent ce dont le livre noir s’occupe le moins ; il