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sur les auditeurs par le débit d’Alfred de Vigny ; je laisse aussi de côté ceux qui s’expliquent par l’aversion modérée, mais bien connue de M. Molé pour la littérature romantique en général. M. Molé avait plusieurs représailles à exercer contre M. de Vigny. En premier lieu, il le lui déclara nettement dans son discours, il avait été choqué de la manière dont il a mis en scène l’empereur Napoléon et du langage qu’il lui fait tenir. Or un des traits caractéristiques des hommes politiques, c’est qu’ils n’aiment à entendre mal parler d’un premier gouvernement qu’ils ont servi que lorsqu’ils ont été comblés de ses faveurs à ce point que, s’ils eussent obéi à la plus simple reconnaissance, ils n’auraient jamais dû en servir un second. Alors celui qui parle mal de ce gouvernement leur rend un véritable service en leur fournissant une excuse qu’ils n’auraient peut-être pas osé se donner ; mais tel n’était pas le cas de M. Molé, qui n’avait exercé sous l’empire que des fonctions après tout modestes, auxquelles l’avait appelé moins la faveur du souverain que le privilège naturel de son illustre nom. En second lieu, M. de Vigny avait sans le savoir blessé en M. Molé l’esprit de caste. Le dernier rejeton d’Édouard Molé, l’arrière-petit-fils du grand Matthieu Molé avait dû se sentir visiblement froissé de la manière dont Alfred de Vigny a plusieurs fois parlé de l’ancienne magistrature française, notamment dans Cinq-Mars, où, par sympathie pour l’intéressant factieux, il représente ses juges comme des instrumens dociles des vengeances de Richelieu. Enfin la pensée même qui fait le fond de tous les livres d’Alfred de Vigny était une offense directe à la race d’hommes dont M. Molé faisait partie. — Quelle est cette pensée ? C’est la supériorité innée, irrécusable, des esprits spéculatifs sur les esprits pratiques, des méditatifs sur les politiques, des rêveurs sur les hommes d’action. Passe encore s’il ne faisait que soutenir cette thèse d’une manière générale, mais c’est qu’il ne laisse pas échapper une occasion de montrer combien les hommes occupés d’intérêts positifs sont lourds, bornés, pis que cela, indifférens au bien, pis que cela encore, aisément méchans et cruels. Rappelez-vous le lord-maire de Chatterton, le Louis XV de Stello, et, audace plus grande, rappelez-vous quel odieux personnage il a fait du grand Richelieu lui-même dans Cinq-Mars. Il put sembler à M. Molé que cette offense, bien que générale et anonyme, l’atteignait personnellement : de là cette vengeance que certainement M. de Vigny aurait oubliée, sinon pardonnée, s’il en avait démêlé la cause.

Je crois avoir épuisé maintenant tout ce que cette publication posthume peut nous enseigner de réellement intéressant sur Alfred de Vigny. À notre avis, cette publication est une erreur ; mais, une fois cette erreur commise, il ne nous restait plus qu’à en profiter,