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la plus naturelle du monde dans la bouche de Burleigh ou de Walsingham.

Je veux donc admettre que le mal dont souffrait Alfred de Vigny provenait d’une blessure faite à son orgueil, par exemple qu’il ne croyait pas sa célébrité égale à son mérite. Si cette supposition était la vraie, la justice m’obligerait à dire qu’à mon avis il n’avait pas tout à fait tort. Ses états de service dans la grande révolution qui a transformé la littérature française n’ont jamais été estimés à leur véritable valeur. On a toujours un peu affecté de le considérer dans l’histoire de cette révolution comme un personnage de second plan, tandis qu’en bien des circonstances il a joué le rôle tout à fait décisif et tranché le nœud des questions. Ainsi, pour prendre un seul exemple, c’est lui plus que personne qui a fait triompher au théâtre les principes romantiques par sa traduction en vers d’Othello, représentée entre Henri III et Hernani. Il décida complètement le triomphe des nouveaux principes en poussant à l’assaut de cette citadelle qui venait de soutenir le siège brillant de Henri III le grand Shakspeare lui-même, et en implantant son drapeau sur la scène. Il eut l’honneur de comprendre que l’ombre de Shakspeare, pareille à celle de ce grand capitaine qui gagnait encore des batailles, assurerait la victoire là où des œuvres personnelles échoueraient, ou ne réussiraient qu’à laisser le succès incertain et à prolonger la lutte. Après la représentation d’Othello, tout fut fini en effet, et les batailles qui suivirent étaient gagnées d’avance. En bien des sens, de Vigny a été un initiateur et un précurseur. Il avait trouvé quelque chose de la souplesse du rhythme et même du sentiment grec d’André Chénier avant qu’André Chénier eût été révélé au public. Il a donné le premier modèle de ces romans historiques qui devaient jouer un si grand rôle dans la littérature romantique ; Cinq-Mars a précédé Notre-Dame de Paris. Alfred de Musset l’avait beaucoup lu et le tenait évidemment en grande estime, car, sans en trop rien dire, il lui a fait plus d’un emprunt. Avez-vous remarqué, par exemple, que cette charmante pièce intitulée Idylle, où deux amis célèbrent alternativement, l’un les extases de l’amour respectueux, l’autre les ivresses de l’amour sensuel, n’est qu’une transformation du petit poème d’Alfred de Vigny intitulé la Dryade, et que Dolorida est l’origine de Don Paez ? Éloa a son origine dans les Amours des Anges de Moore ; mais ce poème a donné naissance à son tour à la Chute d’un Ange de Lamartine. Alfred de Vigny, on le voit, pouvait donc croire justement que la place qu’on lui faisait n’était pas assez grande, et qu’on lui confisquait une partie des domaines qu’il avait conquis. Cela est en effet bien possible, mais à qui la faute, sinon