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celui qu’elle éprouve à montrer toute sa richesse morale, et telle fut en somme le caractère de la pauvreté d’Alfred de Vigny. Elle le renferma dans une demi-solitude, il est vrai, mais elle l’y enferma en compagnie de la dignité et du respect de lui-même ; elle fit de sa poétique retraite un sanctuaire où cette idole de l’honneur qui lui était si chère put rester debout sur son piédestal, blanche, immaculée, sans avoir à craindre les injures de l’air et les insultes des hommes. De grands dons intellectuels ne vont pas sans une personnalité très forte, et qui ne sait comment la richesse, le luxe, le pouvoir, agissent sur la personnalité pour lui donner son plus fâcheux développement, et corrompre ce vertueux et légitime orgueil qui en fait le fond ? La pauvreté au contraire, en refoulant la personnalité, la contraint souvent à employer à la conquête de la dignité toutes les forces qu’elle aurait dépensées en audace. Il est beau d’être puissant, il l’est plus encore d’être noble. La réserve, la discrétion, la fierté, telles furent les richesses que donna la pauvreté à Alfred de Vigny, richesses qui l’avaient entouré d’une considération à laquelle un million ou deux n’auraient pas ajouté grand’chose. Le riche après tout a ce désavantage, que l’exercice des vertus naturelles n’exigeant de lui aucun effort, c’est à peine s’il connaît la satisfaction profonde qui suit l’accomplissement du devoir. Je prends un exemple dans ce journal même. Un de ses passages les plus touchans est celui où le poète raconte les épreuves douloureuses auxquelles la longue maladie de sa mère soumit sa piété filiale. Après avoir traversé ces épreuves, Alfred de Vigny pouvait dire en toute assurance qu’il connaissait ce sentiment dans toute sa plénitude, et combien est-il de riches qui oseraient en dire autant ? Concluons donc que de Vigny, loin d’avoir à se plaindre de sa pauvreté, lui devait au contraire quelque reconnaissance, et cherchons ailleurs le secret de sa misanthropie et de son amertume.

Faut-il chercher ce secret dans quelque blessure d’amour-propre ? Peut-être. Son journal nous le montre doué d’une susceptibilité excessive, se retirant dès l’apparence d’un refus comme la sensitive replie ses feuilles au moindre attouchement, et enclin à répondre par le plus complet oubli à la plus légère marque d’inattention. Ainsi il est trop facile de voir qu’il n’a jamais pu pardonner aux Bourbons de l’avoir laissé languir neuf années dans les rangs inférieurs de la hiérarchie militaire, attendant avec patience que l’ancienneté le fît capitaine. Cette négligence avait engendré chez lui une de ces désaffections calmes qui sont d’autant plus profondes qu’elles sont plus discrètes. Il faut voir, dans ce journal, avec quelle impassibilité il assiste à la chute du trône des Bourbons. Pendant les trois fameuses journées, il note, heure par