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ne cache que de nobles passions. S’il en est autrement, je dois l’ignorer. Tout cela n’est d’ailleurs qu’un symptôme particulier qui trahit de plus en plus clairement un état général de la société. Pénétrons plus profondément, sous cette surface mobile de la vie littéraire, jusqu’au cœur du public lui-même; analysons ses tendances et ses penchans, les pentes secrètes auxquelles il s’abandonne, cet ensemble de dispositions, d’habitudes et de goûts qui composent les mœurs intellectuelles d’un temps ou d’un pays. Nous y trouverons l’explication vraisemblable du phénomène que nous étudions, et qui se produit sous une forme singulière : un contraste marqué entre la population toujours croissante des écrivains et le nombre décroissant des talens supérieurs, reconnus et consacrés. Jamais il n’y a eu en France une plus grande quantité d’hommes faisant profession d’écrire. Je dirai même qu’il n’y a jamais eu plus de facilité littéraire, des dons plus heureux pour l’improvisation, plus d’apparences de talent, plus d’esprit courant sous des formes légères qui pénètrent partout, — et qu’en même temps jamais il n’y a eu rareté plus manifeste de ces intelligences qui portent en elles quelque chose comme un signe royal, qui semblent être nées pour prendre la direction philosophique ou littéraire d’une époque, pour exercer une sorte de dictature sur les idées. — A supposer que le public ne soit pas seul responsable de cet état de choses, il l’est jusqu’à un certain point. Comment l’est-il et dans quelle mesure peut-il l’être?

Ces intelligences superbes n’avaient pas créé toutes seules leur empire; elles l’avaient trouvé préparé par les circonstances, et quand on les a vues s’en emparer si aisément, c’est que tout était disposé en leur faveur. Pour qu’un grand talent se développe tout entier et s’impose, il faut qu’il y soit aidé par la société elle-même. Il doit trouver dans l’opinion une partie de ses ressources et de ses forces. Il est nécessaire que le goût public ne soit pas en opposition flagrante avec celui de l’écrivain, avec ses instincts de grandeur. Et quand l’inspiration personnelle d’un auteur se sent en rapport avec les sympathies de la foule intelligente, elle en reçoit un singulier accroissement de puissance et d’étendue. C’est de cette rencontre heureuse entre certains esprits supérieurs et le public préparé à les comprendre que se forment dans l’ordre intellectuel ces dynasties de talent et d’idées qui d’ailleurs, comme nous venons de le voir, ne sont pas plus que les autres dynasties à l’abri des coups imprévus et des révolutions.

Transportons-nous par la pensée dans ces années lointaines, de 1820 à 1830 environ, et voyons s’il y eut jamais un milieu plus favorable, un ensemble de circonstances plus heureuses pour l’éclosion et le développement des grands talens. J’ai déjà essayé de