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générations, la royauté intellectuelle? Et d’abord cette royauté doit-elle échoir à quelqu’un? Les conditions qui avaient fondé, il y a quarante ans, ces souverainetés de l’esprit, n’existent plus. Au malheur de perdre ces hommes qui ont été pendant tant d’années investis par l’opinion d’une sorte de magistrature intellectuelle, pourrait se joindre un autre malheur, celui de ne les pas voir remplacés. C’est l’examen des conditions nouvelles où se trouve placée la génération présente, comparée aux conditions des générations précédentes, que je voudrais faire rapidement, sans illusion rétrospective, sans autre parti-pris que celui de voir juste. Il s’est produit dans la région de l’esprit un singulier phénomène : une sorte de démocratie ombrageuse tend à y régner désormais. Le trait saillant de ce régime tout nouveau dans l’ordre intellectuel, et qui peut-être est là moins à sa place qu’ailleurs, c’est d’une part l’affranchissement de certaines règles dont l’opinion publique était autrefois la gardienne jalouse, d’autre part l’affranchissement de cette autorité du talent que représentaient dans chaque génération quelques grands noms. — Aujourd’hui l’individualité des écrivains peut se produire dans sa pleine indépendance, à ses risques et périls, en dehors de toute tutelle et de toute discipline. Cette émancipation absolue est-elle un bien, est-elle un mal? Constatons le fait d’abord, essayons d’en expliquer les causes diverses avant d’en apprécier les conséquences, qui d’ailleurs ne se développent encore que d’une manière assez confuse à nos yeux, et dont l’avenir seul pourra juger en dernier ressort les désastres ou les bienfaits.

Il est facile à un observateur impartial de comprendre à quel point les mœurs littéraires ont changé parmi nous depuis vingt ans. C’est un symptôme significatif d’entendre comme nous les avons entendues, dès le jour même de ces funérailles qui emportaient vers le silence éternel une des voix les plus éloquentes de ce siècle, d’ironiques protestations contre l’émotion de la foule. Eh ! qui donc respectera-t-on, si l’on ne respecte pas, même au lendemain de leur mort, ces hommes qui ont été une des grandeurs visibles d’un pays? Autour de leurs cercueils, les sympathies du public ne rencontrent plus comme autrefois le silence et l’attitude volontairement désarmée des adversaires; on ne voit plus régner cette trêve de Dieu qu’il semblait de bon goût d’observer à l’heure de ces morts historiques qui sont une date dans un siècle. Il y a parmi les écrivains de tout rang comme une émulation d’indifférence railleuse ou d’hostilité systématique, et un empressement de triste augure pour se montrer affranchis de toute superstition à l’égard de la puissance tombée. De là ces flots d’anecdotes, de récits vulgaires répandus par des mains acharnées sur une illustre mémoire