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L’issue même serait douteuse, et une juste clameur de réprobation éclaterait contre l’Angleterre dans toute l’Europe. — Alors, dira-t-on, écoutez les plaintes de l’Irlande, redressez ses griefs. — Très bien ; mais quels sont les griefs de l’Irlande ? Son passé et son malheur, c’est-à-dire ce que Dieu lui-même ne saurait effacer et ce que ni une liberté sincère, ni une juste économie sociale ne sauraient réparer à elles seules. Vous entendez les Irlandais parler de leurs griefs, et vous croyez qu’il s’agit de griefs actuels et présens. Nullement, ce sont des griefs qui remontent à la reine Anne, à Guillaume d’Orange, à Cromwell, à Élisabeth, aux Plantagenets. Dans son mandement sur les fenians, le cardinal Cullen, archevêque de Dublin, ainsi que M. l’archevêque de Cashel, dans une partie de sa lettre pastorale que je n’ai pu citer, affirment avec l’autorité qui leur appartient des vérités signalées plusieurs fois par la Revue : à savoir que le code barbare d’oppression appelé les lois pénales est depuis longtemps brisé, et que, sous le rapport de la législation, l’Irlande jouit d’une parfaite égalité avec l’Angleterre. Le fait est ancien, la reconnaissance du fait est seule nouvelle, et il faut rendre grâces aux prélats irlandais d’avoir enfin appris la vérité à l’Europe en la disant aux fenians. Il ne s’agit donc pas de donner la liberté à l’Irlande : elle l’a. Il s’agit de rendre l’Irlande tranquille et prospère, car elle ne l’est pas, et la possession de la liberté lui a rendu plus cruel le joug du malheur.

Que l’on ne m’accuse pas de paradoxe : l’Irlande ne se sent pas libre, parce qu’elle n’est pas gouvernée ; elle se croit abandonnée, exploitée, pillée, parce qu’elle n’est pas administrée. La liberté que lui a donnée l’Angleterre est nécessairement la liberté anglaise, c’est-à-dire le gouvernement de la société par elle-même. Si de toutes les formes de la liberté c’est la plus noble et celle qui donne le plus d’indépendance à chaque partie d’un empire, c’est en même temps celle qui, dans chacune de ces parties, met les hommes en présence sans intermédiaire et sans arbitres. Le gouvernement d’une société par elle-même, qui est une si belle chose en soi, devient une chose misérable quand tout est disputé, depuis la propriété jusqu’à la religion, depuis le fermage jusqu’à la nationalité. C’est une anarchie où les violences sont tempérées par les craintes. Un peu, très peu, de ce qui est excessif en France serait un grand bienfait pour l’Irlande.

Sur d’autres points, l’Angleterre, sans aucune mauvaise pensée, s’est laissé conduire par ses préjugés. — Elle croit que les substitutions et les grandes propriétés sont favorables à l’ordre social et à la production agricole. Cela est vrai ou cela est faux, vrai, si l’on veut, en Angleterre, et faux assurément en Irlande. Dans tous les