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aussi bien qu’étrangères au gouvernement. Seul, il inspire affection, respect et crainte. Qu’est-il arrivé ? En l’absence du lien social et du lien politique, les populations ont passé tout à coup du mysticisme religieux au mysticisme socialiste. Dans un moment d’enthousiasme, elles ont livré la direction de leurs volontés aux sociétés secrètes, comme elles la donnaient hier au clergé, comme elles la lui donneront probablement demain.

Sans doute la conspiration des fenians n’a jamais eu chance de succès. Contre la population protestante, qui est le quart de la population totale de l’Irlande, contre tous les propriétaires et tous les fermiers catholiques, contre le clergé catholique, contre dix mille hommes de police irlandaise et vingt-cinq mille soldats anglais, le tout appuyé par la puissance de l’empire britannique, — que pouvaient des malheureux sommés tout à coup d’obéir au serment qu’un ou deux ans auparavant ils avaient prêté à la fraternité feniane ? Les uns passent la nuit derrière les haies pour éviter d’être rencontrés chez eux ; les autres s’en vont pieds nus, souvent tête nue, par une neige fondante, au lieu du rendez-vous. Là, accablés de froid et de faim, ils commencent à réfléchir, et quand apparaît une patrouille, ils jettent leurs armes et s’enfuient dans la montagne pour y périr de besoin ou pour attendre les rigueurs judiciaires. À un point de vue étroit, on peut dire que l’ordre est mieux assuré qu’avant le soulèvement. Pas un homme de la police irlandaise, pas un soldat anglais de race irlandaise n’a passé aux insurgés, et leur imbécillité militaire doit inspirer à ceux-ci le plus grand découragement. Il est acquis qu’un soldat de police vaut cinquante fenians : quatre hommes de police en ont battu deux-cents ; quinze hommes de police en ont battu mille. On n’a pu juger du nombre des fenians que par la quantité d’armes abandonnées dans la fuite ; mais aucun de ceux qui ont été les témoins des faits ne trouvera sujet à plaisanterie dans les batailles de Tallaght, de Ballyhust et de Drogheda. C’est un spectacle effrayant que ce trouble d’esprit qui fait à la fois se soulever et ne pas se battre. Si ces gens sont fous, qui les a rendus fous ? Si ces gens sont lâches, qui les a faits lâches ? Cet appel aux armes a été impuissant, soit ; l’insurrection morale en est-elle moins redoutable ? Comment gouverner un peuple qui a tant de haine ? Si cette rébellion ne menace pas la sécurité de l’empire britannique, n’a-t-elle pas un allié certain et redoutable, la misère, la misère pour les insurgés, pour leurs femmes, pour leurs enfans, la misère pour tout le pays, cette misère de l’Irlande qui est pour la fière Angleterre une faiblesse et un discrédit dont elle sentira tout le poids dans les jours difficiles qui se préparent ?