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Mais la prise de Khodjend et l’occupation de Naou changeaient la perspective ; cerné de toutes parts, démembré, privé de chefs, le Kokand ne donnait plus aucune inquiétude à la Russie, c’était un fruit qu’il lui serait facile de cueillir quand elle le jugerait mûr. De ce côté, les relations avec les indigènes « devenaient amicales, » dit l’Invalide, et nous n’avons pas de peine à le croire, puisque toute la partie énergique et virile de la population avait été décimée par la guerre ou refoulée au-delà des monts Thian-Chan, comme nous l’avons vu dans notre courte esquisse du Turkestan chinois.

La vitalité de la nation ozbeg, dont Mozaffar est le représentant le plus actif, se concentrait au contraire dans le khanat de Boukbara. Les revers de l’émir n’avaient pas abattu son courage, et, bien qu’il eût été obligé de rendre les officiers détenus depuis l’automne de 1865, il ne laissait pas de garder vis-à-vis des Russes l’attitude d’un ennemi. Cette hostilité opiniâtre était un péril constant pour les conquêtes russes ; il fallait en triompher à tout prix. Une fois entrée dans la voie des envahissemens, la Russie se trouvait entraînée vers son but plus tôt peut-être qu’elle ne l’eût voulu. Le 2 octobre 1866, la forteresse d’Oura-Tubé, située sur le versant septentrional de la chaîne neigeuse qui sépare le bassin du Syr-Daria des principales provinces boukhares, tombait au pouvoir des Européens. La perte de cette place forte n’ayant pas suffi pour vaincre l’indomptable résistance de Mozaffar, les Russes marchèrent le mois suivant sur la ville de Djuzak, et s’en emparèrent après cinq jours d’une lutte acharnée. Vingt-six drapeaux, cinquante-trois pièces de canon et un butin considérable furent enlevés aux Boukhares, et le pays, épuisé d’hommes et d’argent, dut subir la loi du vainqueur. On assure que l’émir a fini par consentir à laisser les Européens établir des postes le long de l’Amou-Daria et par leur accorder le droit de navigation sur ce fleuve, qui traverse le cœur même de ses états.

Cette concession a une portée incalculable, et sans doute les résultats ne s’en feront pas longtemps attendre. Selon son usage, la Russie commence par mettre en avant les intérêts impérieux de son commercé, elle s’assure au milieu des contrées à conquérir des lignes de communication, elle établit, sous prétexte de protéger ses caravanes, des postes qui deviennent bientôt de véritables forteresses ; puis, quand elle se trouve solidement établie, quand, devenue maîtresse des principales voies, elle est en mesure d’entraver tous les mouvemens des armées indigènes, elle saisit un prétexte quelconque pour déclarer la guerre à un peuple affaibli et vaincu d’avance. Tel est le sort qui, à moins d’une puissante diversion, attend les khanats de Boukhara et de Khiva, situés, l’un