Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 67.djvu/983

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Récompenses célestes s’ils succombaient dans la guerre sainte entreprise contre les infidèles, ils se glissèrent dans l’ombre par différens chemins jusqu’aux tentes d’Araslan. L’attaque des Kirghiz est toujours un véritable coup de main. Ils se partagent en plusieurs troupes et se précipitent une ou deux fois, rarement davantage, sur l’ennemi déconcerté dont ils veulent faire leur proie. Un proverbe national dit : « Essayez deux fois, tournez bride la troisième. » Il faut beaucoup de résolution et de fermeté pour tenir contre une charge aussi brusque ; les hommes d’Araslan prirent la fuite, et lui-même fut tué avec plusieurs chefs ; quant aux cosaques, ébranlés comme les autres, ils finirent par lâcher pied, et, chargés de leurs morts et de leurs blessés, ils eurent grand’peine à regagner la forteresse russe.

Ce succès accrut encore l’audace de Kutebar. Ses déprédations se multiplièrent à tel point que le général russe crut devoir dégarnir ses principales places et mettre une armée en campagne pour réduire cet aventurier. De nombreux détachemens de Cosaques et de Baskirs, des bataillons d’infanterie, des pièces de canon partirent d’Orsk, d’Orenbourg, d’Ouralsk, avec ordre de cerner la bande des pillards et d’en faire prompte justice. Ce déploiement de forces fut cependant inutile ; en vain les officiers avaient observé le plus rigoureux secret, on eût dit que le vent de la steppe se chargeait de porter à Kutebar la nouvelle de toutes les mesures prises contre lui. Quand les Russes arrivèrent à l’endroit où la veille encore s’élevaient les tentes des rebelles, ils ne trouvèrent plus que des feux éteints ; les Kirghiz, habitués à braver la fatigue et les privations, avaient fui vers les steppes inaccessibles de l’Oust-Ourt.

Il serait trop long de raconter en détail les exploits de ce Schamyl du désert ; pendant cinq ans, il continua ses ravages, coupant les communications, isolant les Européens dans leurs forteresses, et déjouant tous les efforts qu’ils faisaient pour s’emparer de sa personne. Convaincu à la un que la violence était inutile contre un ennemi insaisissable, le gouverneur changea de tactique. Il fit à Kutebar et aux chefs kirghiz réunis sous ses ordres des propositions flatteuses, promit une amnistie générale aux rebelles, et obtint par la diplomatie ce que la guerre n’avait pu accomplir. Iset Kutebar fit sa soumission vers le milieu de l’année 1858.

Le soulèvement de la steppe n’avait pourtant point empêché la fondation du fort Vernoé, construit en 1854 entre la rivière Ili et les monts Alatau. D’excellentes conditions de sol et de climat favorisèrent le rapide essor de cet établissement moitié agricole, moitié militaire, qui, situé sur les confins des possessions russes, devait leur servir de rempart. Quatre ou cinq mille colons s’y fixèrent