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des vivres et des fourrages pour plus d’une année, car l’hiver approchait, et les ravitaillemens allaient devenir impossibles. Ces précautions n’étaient pas superflues. Vers le milieu de décembre, douze ou quinze mille Kokandiens, munis de soixante-dix bouches à feu, vinrent attaquer les Russes. Ceux-ci, comprenant combien leur prestige, serait affaibli, s’ils laissaient investir la place et subissaient un long siège, se hasardèrent à faire une sortie contre des assaillans dix fois supérieurs en nombre. Cette audacieuse tentative faillit leur être fatale ; entourés de toutes parts, ils allaient succomber quand une heureuse diversion jeta le désordre parmi les ennemis, qui s’enfuirent en laissant sur le champ de bataille un grand nombre de morts et de blessés.

Cependant les Kirghiz, qui s’étaient comportés d’abord en alliés fidèles des Européens, commençaient à regretter d’avoir prêté leur concours aux ennemis de la nationalité turcomane. Un chef audacieux, Iset Kutebar, sut réveiller leur patriotisme et fomenter parmi eux les mécontentemens. Il parcourut les tentes des nomades, fit rougir les chefs en comparant leur conduite actuelle aux exploits de leurs ancêtres, enflamma l’ardeur belliqueuse des jeunes gens. « N’avons-nous pas, leur disait-il, des chevaux et des armes ? Ne sommes-nous pas aussi nombreux que les sables du désert ? Tournez-vous à l’orient, à l’occident, au nord et au midi : partout vous trouverez des Kirghiz ; pourquoi nous soumettrions-nous à une poignée d’étrangers ? » La fougueuse éloquence de Kutebar devait trouver de l’écho chez des hommes qui, dès leur enfance, n’entendent parler que de combats et de pillages, qui, même en temps de paix, nourrissent exclusivement leur imagination de récits guerriers. Une foule de partisans résolus ne tardèrent pas à se réunir autour du chef, et les Russes s’aperçurent qu’ils avaient devant eux un dangereux ennemi. Nulle caravane ne pouvait traverser le désert sans être assaillie, le ravitaillement des forteresses devenait presque impossible ; de toutes parts la défiance et la haine enfermaient les Européens dans un cercle chaque jour plus étroit. Le général Perowski, s’inspirant de la fameuse maxime « diviser pour régner, » résolut de se servir des Kirghiz eux-mêmes pour dompter les rebelles et avoir raison de ce redoutable soulèvement. Ses présens et ses promesses obtinrent l’alliance d’un sultan nomade nommé Araslan, qui, avec neuf cents hommes de sa tribu soutenus par un corps de cosaques, prit l’engagement de lui livrer la tête du chef de la révolte ; mais Iset Kutebar n’était pas facile à surprendre. Prompt comme l’éclair, il tomba le premier sur ceux qui avaient cru tromper sa vigilance. Ses partisans, rassemblés au milieu de la nuit, reçurent la bénédiction d’un mollah fanatique, et, sûrs des