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s’empêcher d’admirer, à s’étendre simultanément en Europe et en Asie. La conquête du Caucase, l’annihilation graduelle de la Turquie, montrent que la politique de Pierre le Grand survit dans ses successeurs. Moins entravée au Turkestan, la marche de la Russie a été plus rapide et plus sûre. Elle a commencé par reculer les limites de son territoire du nord au sud du désert qui sépare la Sibérie de l’Iaxarte, incorporant ainsi à ses états trois millions de Kirghiz sur lesquels sa domination avait été jusqu’alors purement nominale ; mais un gouvernement régulier ne pouvait, disait-elle, avoir pour frontières une steppe habitée par des tribus errantes ; il lui fallait avancer dans l’intérêt même de l’ordre et de la civilisation. Trois forteresses furent érigées en 1848, celles de Karabutak et d’Oural sur la rivière Irghiz, et celle d’Orenbourg sur le Turgaï ; ces importans ouvrages avaient une double destination : ils devaient permettre d’exercer une surveillance efficace sur les hordes nomades, et ils formaient les anneaux d’une chaîne qui rattacherait plus tard les anciennes limites russes à la ligne toujours convoitée du Syr-Daria. En effet, la même année vit s’élever à l’embouchure de l’Aralsk le fort auquel on a donné le même nom. Si spécieux que fût le motif mis en avant pour justifier ces envahissemens, il ne pouvait cependant tromper personne. Il était aisé de comprendre que l’occupation de la vallée de l’Iaxarte parût au gouvernement de Saint-Pétersbourg une mesure nécessaire pour affermir et développer sa prépondérance dans l’Asie centrale ; mais le sud de la grande steppe ne formait pas une frontière plus facile à défendre que le nord, et quant aux intérêts de l’ordre, du commerce, de l’humanité, c’est un manteau dont l’ambition ne manque jamais de se couvrir.

L’oppression que les Ozbegs[1] du Kokand exerçaient à cette époque sur les Kirghiz riverains du Syr-Daria fournit à l’intervention russe un prétexte opportun. Ils avaient construit le long du fleuve une ligne de forteresses d’où ils rançonnaient les caravanes et prélevaient sur la population agricole des impôts exorbitans. Au mépris des lois musulmanes, qui fixent à un quarantième la taxe sur les bestiaux, ils soumettaient chaque kibitka ou tente à une redevance annuelle de six moutons ; en outre ils s’emparaient du tiers des récoltes, imposaient aux habitans de fréquentes corvées, et, en cas de guerre ou d’incursion, les obligeaient à un service indéfini dans les armées du khan. Ces exactions, accompagnées de violences odieuses, causaient une irritation profonde. Un grand nombre de Kirghiz abandonnèrent leurs champs et se

  1. On donne le nom d’Ozbegs à certaines tribus de la famille turque qui dominent dans les trois khanats de Khiva, de Boukhara et de Kokand.