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matériels de la vie sur les esclaves, le reste, c’est-à-dire aux yeux des anciens la société tout entière, était plus libre de se livrer aux travaux de l’intelligence. On a la preuve de l’impression que l’Enéide a produite sur des gens qui n’étaient pas des beaux esprits. Aux catacombes sur les plus pauvres tombeaux, à Pompéi parmi ces graffiti que crayonnaient sur les murailles les flâneurs de la place publique, les coureurs de spectacles, les habitués de cabaret, on retrouve des vers de Virgile. Il est aussi le seul des poètes de ce temps auquel on ait créé de bonne heure une histoire légendaire, et l’on sait bien que ce n’est pas ordinairement dans les salons et chez les gens distingués que naissent les légendes. Cette célébrité qu’il obtint parmi ceux même qui semblaient le moins capables de le goûter s’explique par le caractère de son poème. De tous les sentimens, le patriotisme est le plus accessible à la foule et demande le moins de culture d’esprit pour être compris ; c’est le seul dans lequel les lettrés et les ignorans, si profondément séparés aux époques civilisées, peuvent encore quelquefois se réunir, et qui fait battre tous les cœurs ensemble. En s’appuyant sur lui, Virgile était certain d’émouvoir, d’entraîner, sinon tout le monde, au moins le plus grand nombre, et il se replaçait ainsi de quelque manière dans les conditions de l’épopée primitive.

On sait pourtant qu’il ne se flattait pas d’avoir réussi dans son œuvre. « C’est une si grande affaire, écrivait-il tristement à Auguste, qu’il me semble que j’avais perdu le sens quand je l’ai commencée. » S’il ne ressentit jamais ces joies dont s’abreuve la médiocrité satisfaite, s’il ordonnait en mourant de détruire son poème, ce n’est pas qu’il songeât uniquement à quelques vers inachevés ou à quelques détails imparfaits. La cause de son désespoir était plus profonde. Je suppose que, tandis que des amis imprudens saluaient en lui un rival d’Homère, il mesurait la distance qui le séparait de son modèle, et qu’il comprenait que tout son travail ne parviendrait pas à la combler. Il n’était pas possible, à l’époque d’Auguste, de produire une œuvre qui s’adressât à tous sans exception, qui fût aussi complètement populaire, et par conséquent aussi vivante que l’Iliade. Ni le poète, malgré ses efforts, ni ses lecteurs, malgré leur bonne volonté, ne pouvaient plus se faire tout à fait les contemporains de la guerre de Troie. C’étaient des causes d’infériorité qui désolaient Virgile, et dont il sentait bien qu’il ne triompherait pas ; mais où il se relève, où il est l’égal des plus grands, où il ne craint plus la comparaison de personne, c’est quand il est franchement lui-même, quand il se livre tout à fait à son génie et à son temps. Cet élément personnel, étranger à la poésie primitive, et qu’il a largement introduit dans son ouvrage, en fait aujourd’hui