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poèmes et plus tard entre les deux littératures une différence radicale. Il y en a d’autres qui ne sont pas moins frappantes. La langue du Roland est ferme et claire, mais peu colorée. La poésie de l’expression lui est étrangère. « Les vers, dit M. Paris, sans variété de coupe, sans enjambement, le plus souvent composés d’une phrase entière, avec ses verbes au présent et son allure tout d’une pièce que n’assouplissent pas les particules, se suivent et retentissent pareillement l’un après l’autre comme des barons pesamment armés. » N’y cherchez rien qui ressemble aux descriptions d’Homère. Le sentiment de la nature n’y est pas connu. Quelques paysages sont vigoureusement esquissés en quelques mots : « Hautes sont les montagnes et les vallées ténébreuses, les roches noires et les défilés sinistres ! » Mais l’esquisse ne devient jamais un tableau, et toutes les esquisses se ressemblent. Ces imperfections tiennent moins au poète lui-même qu’au peuple pour lequel il chantait. Je ne les signale que parce qu’elles indiquent les tendances de son esprit et en marquent les limites. Ce qui rend pour moi le Roland si curieux, c’est qu’il est, comme l’Iliade, le premier ouvrage d’une grande littérature qui révèle d’avance ses principales aptitudes, et dès son premier pas laisse prévoir ses destinées.

Le Roland est le seul des poèmes de cette époque qui mérite entièrement le nom d’épopée. Les autres, même les plus beaux, ne sont que des remaniemens d’ouvrages antérieurs. On les a mis à la dernière mode, et ils ont beaucoup perdu à être ainsi rajeunis ; c’est à peine s’ils conservent quelques traces de l’inspiration première. Plus on avance, plus ce caractère impersonnel qui distingue les poèmes primitifs s’efface ; l’auteur se révèle de plus en plus, et d’une façon désagréable, par les efforts qu’il fait pour intéresser son public. La simplicité antique ne suffit plus ; on est forcé d’ajouter sans cesse des incidens nouveaux. C’est un moyen plein de dangers : il rend peut-être un moment les auditeurs plus attentifs, mais aussi il ébranle leur confiance dans les faits qu’on leur raconte ; comme ces faits s’écartent de la tradition, ils les prennent pour ce qu’ils sont, pour une invention de trouvère, et les écoutent en souriant. La nature du plaisir qu’ils trouvent à les entendre est changée ; c’est un roman d’aventures qui les amuse, ce n’est plus une histoire du passé qui les émeut. En vain les auteurs, qui comprennent tout ce qu’ils perdent à ce changement, s’empressent-ils d’affirmer que leur histoire est vraie, qu’ils l’ont prise dans un vieux livre, « à Saint-Denys en France, où il y a un si beau moustier, et qu’un clerc l’a translatée du latin en roman ; » ces affirmations peuvent bien tromper d’abord quelques esprits crédules, mais, comme tous les poètes les répètent et à propos des récits les plus