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sensibles qu’à l’extraordinaire et au surnaturel. Il a le sens et le goût de la vérité. Aussi est-il facile de prévoir à ce premier ouvrage quelle direction prendra sa littérature et quelles qualités lui seront le plus naturelles. On n’a pas de peine non plus à deviner celles qui lui seront moins familières, surtout si en lisant le Roland on vient à songer à l’Iliade ; rien ne fait mieux apercevoir ce qui lui manque. Évidemment le fond du poème français est plus uniforme, plus monotone, plus pauvre d’incidens que celui de l’épopée grecque ; l’invention y est timide et peu abondante. Le poète ne connaît qu’un seul sentiment, l’héroïsme militaire et chrétien. Hors du camp où les soldats sont réunis, du conseil où les chefs délibèrent, de la plaine où les armées se rencontrent, rien n’existe pour lui. Qu’il est loin de la merveilleuse variété d’Homère ! Homère semble tout comprendre et tout aimer. Les spectacles les plus opposés charment son esprit ; son âme est ouverte aux impressions les plus différentes. Il chante la guerre et la déteste, il se plaît au milieu de l’agitation et du repos ; il dépeint avec le même plaisir les campagnes « troublées par la mêlée furieuse. » et les campagnes tranquilles, « où le berger se réjouit dans son cœur en voyant ses brebis paître dans les pâturages. » En un moment il s’emporte et s’attendrit ; il triomphe avec les vainqueurs et gémit avec les victimes. Il a des éclats de colère sauvage, quand les guerriers menacent de tuer les enfans dans le ventre de leur mère et de répandre la cervelle de leurs ennemis comme du vin ; il a des accens tendres et touchans quand il songe que les générations des hommes passent comme les feuilles des arbres. Ses personnages n’ont certainement pas de ces caractères compliqués, pleins de nuances et de demi-teintes, comme les fait la civilisation ; cependant il n’est pas possible de les confondre. Quoique leurs portraits physiques soient toujours un peu généraux, il sait trouver, quand il le faut, des traits qui les distinguent, comme par exemple lorsqu’il nous fait remarquer qu’Ulysse était plus majestueux debout et Ménélas assis. Il leur donne des passions opposées qui souvent luttent entre elles, et ces combats les rendent vivans. Dans le Roland, on ne trouve rien de semblable. Les personnages se ressemblent tous. Ce ne sont pas des individus différens, ce sont des degrés divers du même caractère. Leur cœur ne connaît ni combat ni partage ; ils vont droit devant eux, sans hésiter, sans fléchir, attachés à une œuvre unique dont ils ne détournent pas les yeux. Ils sont moins des hommes que des vertus personnifiées. Ainsi, tandis que le génie grec cherche à reproduire la vie tout entière, de tous ses côtés, sous toutes ses faces, le génie français éprouve le besoin de tout concentrer. Il fait des unités plus serrées et quelquefois plus factices en réduisant le récit à un seul événement, l’homme à une seule passion. Voilà entre les deux